Rechercher

Axes prioritaires de recherche

2020 - 2024

1. Environnement – Alimentation – Développement

La question environnementale et climatique se révèle aujourd’hui un enjeu majeur. Et depuis le début des années 1970, les débats sur le rapport entre femmes, genre, environnement, développement durable ont donné lieu à des mobilisations de femmes dans le monde entier et dans différents espaces publics et politiques. Ils ont également permis de constituer un savoir nouveau sur cette thématique, et de donner la parole à davantage de femmes dans l’espace public.

Il s’agit donc dans cet axe de mettre en évidence l’impact des études de genre sur les questions environnementales, et réciproquement, de montrer comment la question environnementale est l’occasion d’une redéfinition des enjeux de genre. La crise climatique comme la crise sanitaire sont ainsi l’occasion de repenser l’idée de développement durable à partir de la situation des femmes. Elles rendent plus évidente la manière dont la forme de vie des privilégié.e.s (du Nord au sens large) est maintenue par une activité produite par les dominé.e.s – femmes et minorités, mais aussi par des ressources du Sud qui assurent l’entretien de la vie et le niveau de vie des pays riches. Les débats sur le changement climatique et les nations qui en sont prioritairement et historiquement responsables, et qui tentent de faire porter à l’ensemble des populations du monde le poids et la responsabilité des transformations apportées par leur propre développement, sont caractéristiques des questions soulevées par l’introduction des thématiques de genre et intersectionnelles dans la réflexion sur l’environnement et le développement.

Cet axe soutiendra des recherches sur ces inégalités environnementales. Les femmes sont en effet les premières victimes de la mondialisation, les politiques d’ajustement structurel promues par le FMI et la Banque Mondiale à partir du début des années 1980 ayant fragilisé la situation des femmes dans de nombreux pays en développement. Les recherches sur le rôle des femmes dans le travail agricole, dans la gestion des ressources ou de la biodiversité, la justice environnementale et globale sont autant de voies pour clarifier les enjeux de justice du développement durable, et aussi certainement pour mieux percevoir les limites d’un concept essentiellement orienté vers la préservation durable du monde de vie occidental.

Le genre est aussi une grille d’analyse des attitudes et pratiques de prise en compte de l’environnement au quotidien : comportements individuels ou collectifs « respectueux » de l’environnement (tri des déchets, calcul et limitation de son empreinte carbone, consommation d’énergie, de matériaux, de biens…). L’attention à ces pratiques doit conduire à repenser plus concrètement le lien entre environnement et féminisme, dépassant la thématique dominante de la wilderness et de la protection de la biodiversité. La confrontation du genre et de l’environnement fait émerger deux types d’écologie : un environnementalisme « mainstream » celui de la protection des espaces naturels, de la biodiversité caractéristique des élites blanches occidentales, et un environnementalisme qui se préoccupe de la pollution, des inégalités environnementales, des populations vulnérables ; environnementalisme qui est celui des classes sociales les moins favorisées, racisées, dominées, des femmes.

Dans les pays du Sud, on trouve des femmes à la tête de mouvements qui luttent contre la dégradation de l’environnement et pour plus de justice sociale. Les écoféministes montrent comment, dans les pays du Sud, qui souffrent de l’héritage d’une domination coloniale qui a atteint leurs potentialités économiques et a dégradé leur environnement, les conséquences environnementales et économiques du développement et de la mondialisation atteignent plus lourdement les femmes : elles voient leurs activités traditionnelles (aller chercher du bois, de l’eau) compromises ou rendues plus difficiles par l’industrialisation et la marchandisation du travail agricole. Ces activités agricoles sont indispensables à l’alimentation : les femmes africaines accomplissent 60% du travail agricole, et 60 à 80% de la production de nourriture.

Cet axe voudrait également donner place aux recherches actuelles sur l’alimentation (food studies), en lien avec les logiques de racialisation et de genre, avec une approche intersectionnelle de la nourriture qui pose les questions à la fois en termes de justice sociale, raciale, sexuelle. La problématique genre et environnement a aujourd’hui été intégrée au discours institutionnel des organisations de développement, qui présente les femmes à la fois comme les principales victimes de la crise environnementale mais aussi comme des acteurs privilégiés de la protection de l’environnement. Ainsi, pèse aujourd’hui sur « la femme du Sud » la responsabilité de préserver l’environnement, en plus de celle de produire, d’éduquer, de nourrir les générations futures. De plus en plus de travaux alertent sur cette sur-responsabilisation des femmes et le risque qu’elle renforce les contraintes qui pèsent sur elles sans bénéfices notables sur l’environnement. Si le rôle effectif des femmes dans la préservation de l’environnement ne peut être pensé indépendamment des structures de pouvoir existantes, il ne peut l’être indépendamment des politiques macroéconomiques et des politiques environnementales menées au niveau national et international, et beaucoup reste à faire dans ce domaine.

2. Santé – Vieillissement – Vulnérabilités – Care

Quels sont les liens entre le genre et les enjeux de santé et de soin, au sens médical ou non médical (care) ? Qui doit prendre soin de qui et de quoi, avec quelle reconnaissance ? Qui a le pouvoir légitime pour définir les urgences sanitaires, les prescriptions et les coûts qu’elles impliquent pour les collectifs comme pour les personnes ?

L’ensemble de ces questions s’adressent aux études de genre au travers de situations et d’agencements que le contexte de la pandémie de covid-19 a rendus particulièrement perceptibles : les tensions entre le pouvoir médical et le pouvoir politique, entre la vulnérabilité comme condition partagée et comme assignation sociale ; les inégalités liées au soin de soi ou d’autrui et les hiérarchies implicites entre les vies ; l’importance des récits pour dire la peur, la colère, l’isolement ou les solidarités nouvelles.

1. La construction genrée de la vulnérabilité et de la dépendance
La vulnérabilité est à la fois condition originelle, sentiment partagé et construction sociale. Dans le contexte néolibéral, la vulnérabilité de certain·es – supposé·es autonomes – peut être minorée, alors que la vulnérabilité sociale d’autres groupes peut être construite comme problématique. Il s’agit d’interroger les pratiques et les discours (politiques, artistiques, littéraires, scientifiques …) qui produisent les normes genrées de la vulnérabilité et de la dépendance ; ces discours et ces pratiques qui, fabriquant les sujets vulnérables, affectent différemment les personnes selon le genre et la sexualité. On peut également explorer les dispositifs de soutien, de jugement, d’intégration ou d’exclusion déployés pour prendre en charge la dépendance et la vulnérabilité.

2. Approches intersectionnelles des maladies et des épidémies
Dans les années 1980, l’épidémie du SIDA avait révélé à quel point les maladies, les affections, les douleurs et leurs différents traitements mettent en jeu non seulement le genre et la sexualité, mais aussi la classe sociale et la race, croisant les inégalités systémiques et les représentations. Le covid-19 a réactivé ces questions, qui resurgissent avec une acuité particulière selon les contextes sociaux et nationaux : quels sont les corps malades ou contagieux, les vies menacées à sauver et celles – incarcérées, illégalisées, déviantes, immigrées – exposées, implicitement dépréciées ? Quels sont, à l’articulation des différents rapports sociaux, les héroïnes et héros, les victimes, les suspect·es et les responsables des affections ? Quels privilèges et quelles hiérarchies les injonctions à la santé, au bien-être et à l’hygiène renforcent-elles ?

3. Prendre soin de sa vie et d’autres vies que la sienne
Les périodes d’incertitude extrême ou de désastre dévoilent à quel point les réseaux de soin et de care soutiennent la vie sociale, et une question politique centrale : traiter et être traité·e avec soin constitue une exigence fondamentale de la vie citoyenne, que les stratégies politiques doivent penser et affronter. Quelles solidarités les dispositifs collectifs du souci de soi et d’autrui permettent-ils ? Quelles inégalités leur absence constitue-t-elle ? Quelles résistances ou quelles luttes les défaillances du soin, comme question publique/du public, amorcent-elles ? Comment et pourquoi prendre soin de soi (self-care) ?

3. Numérique – IA – Technologies

La place prépondérante prise aujourd’hui par les médias et le numérique dans les pratiques culturelles rend incontournable une réflexion sur le rôle qu’ils jouent dans la construction, l’évolution et la circulation des stéréotypes et inégalités de genre. On s’attachera à dissiper l’illusion encore fréquente de la neutralité des nouvelles technologies en termes de genre, pour s’intéresser aux nouvelles formes d’émancipation mais aussi aux nouveaux risques d’aliénation qu’elles impliquent. Le féminisme a su utiliser des formes de militantisme numérique et leurs puissants outils de dénonciation publique des rapports de domination, et diffuser ainsi au-delà de ses milieux. De même, le numérique a permis une affirmation et une émergence de formes de vie invisibilisées. Mais les réseaux sociaux ont vu aussi des vagues de sexisme, imposant de penser les dynamiques en œuvre dans les nouvelles économies numériques.

1. Le genre de l’IA
En se transformant en esclaves sexuels, en travailleurs du care, les robots humanoïdes peuvent surjouer autant que déjouer les catégories genrées. Et si les « FemTech », leurs applications et leurs objets connectés portent d’autres promesses de maîtrise de l’ordre biologique, elles soulèvent des problèmes de vie privée, de sécurité et de nouveaux stéréotypes. L’intelligence artificielle a-t-elle un genre ? Le genre n’a pas besoin d’être incarné corporellement : il se caractérise précisément par des comportements socialement construits (et hérités historiquement) qui définissent des fonctions binaires marquées comme féminines ou masculines tout en installant une inégalité et une dynamique de pouvoir.

2. Genre, numérique et données
Le numérique reproduit-il des normes et des rôles de genre ou, au contraire, permet-il de les subvertir ? Les possibilités d’accès et les usages sont-ils les mêmes pour tous et toutes ? Où sont les femmes dans les métiers du numérique ? La fracture numérique est-elle aussi une fracture de genre ? La question des données est d’autant plus cruciale que le big data est désormais interprété par des outils d’intelligence artificielle particulièrement vulnérables aux biais de genre.

3. Cultures numériques et genre
Les médias numériques peuvent être définis comme des « technologies de genre » (Teresa de Lauretis). Ces médias se caractérisent par le fait qu’ils ont été massivement appropriés et investis par les hommes, largement majoritaires parmi les « créateurs » du numérique. Comment cette hégémonie masculine influe-t-elle sur la production des outils et contenus numériques, quelles constructions des masculinités et des féminités les médias numériques produisent-ils et quels effets cela peut-il avoir sur celles et ceux qui les reçoivent et utilisent ? Au-delà du poncif sur les femmes qui déserteraient l’informatique, on peut s’intéresser à la disruption créée par leur intervention. Les débats sur le sexisme qui ont agité la communauté des jeux vidéo, les changements induits par l’arrivée des gameuses dans cet univers très masculin, l’évolution actuelle des pratiques de jeu, comme la présence de nouvelles héroïnes informaticiennes dans la pop culture (Millénium, Black Panther), pourront ouvrir ainsi de nouvelles pistes.

4. Sexualités – Corps – Reproduction

Si l’approche des sexualités et les études LGBTQI sont aujourd’hui une des principales entrées du genre, c’est que la sexualité se déploie dans tout l’espace social, comme institution de hiérarchisation des sexes et des sexualités, comme enjeu de mobilisations sociales et politiques productrices d’identifications et de nouvelles normativités, comme expérience, parcours individuel, et ensemble de pratiques structurant le genre au fil de la vie. La sexualité est un espace où les rapports de genre se construisent et se matérialisent, faisant advenir des partenaires inégaux et des représentations asymétriques du masculin et du féminin, de plus en plus contestées. L’expérience transidentitaire, comprise dans les approches LGBTQI, est certes moins axée sur la question de la sexualité dont elle s’est historiquement démarquée, mais elle constitue cependant un espace de questionnement essentiel des études de genre contemporaines. Elle interroge en effet la partition classique féminin/masculin et homme/femme en posant frontalement la question des possibilités sociales et culturelles de sa mobilité individuelle et de sa fluidité éventuelle. Elle amène aussi à prendre en considération une autre partition hiérarchisée, celle qui prévaut entre personnes cisgenres et transgenres et constitue ainsi un élargissement des problématiques de genre. Là encore il s’agit d’un champ en plein développement qui mobilise une pluralité de disciplines et qui s’ouvre également à la problématique intersexe.

Ce que l’on appelle encore parfois les nouvelles techniques de reproduction ont permis, depuis la fin des années 1980, d’interroger à nouveaux frais les normes et les rôles de genre. Les innovations technologiques et médicales dans le domaine de la procréation, toujours plus sophistiquées, permettent de véritablement décomposer les différents ressorts de la paternité et de la maternité. Elles font également l’objet, dans la période contemporaine, de revendications politiques pour une justice reproductive et d’innovations réglementaires et législatives. Agissant sur les contraintes biologiques de la reproduction, elles recèlent en même temps la possibilité, pour des personnes dont la légitimité parentale est a priori contestée ou questionnée et pourtant désireuses de devenir parents, de les contourner voire de s’en affranchir.

Le corps est au cœur du système de genre. Il est à la fois l’objet et le support de l’identification de genre. Fabriqué, modelé, dressé depuis l’enfance pour être typiquement féminin ou masculin, il est aussi le lieu de résistances de la part des personnes qui cherchent à s’affranchir de normes de genre traditionnelles qui leur paraissent trop contraignantes ou simplement irrespectueuses de ce qu’elles sont. Qu’il s’agisse d’asseoir les normes inhérentes au féminin ou au masculin ou au contraire de déployer une forme d’agentivité créative ou critique, les pratiques sociales impliquant le corps (sexualité, reproduction, pratiques sportives, médecine et prévention des risques de santé, alimentation, etc.), loin d’échapper à la question du genre, permettent de renouveler sa compréhension et notamment de ne pas réduire l’espace du genre à la dichotomie masculin-féminin.

5. Violences – Pouvoir – Conflits

L’épistémologie et les luttes féministes permettent de comprendre, depuis une quarantaine d’années, combien la régulation et la construction du genre sont intrinsèquement liées à l’expérience et à l’exercice de la violence. Simultanément, la violence apparaît comme une mise en actes du genre lui-même. Or la force de ces analyses et de ces dynamiques connait depuis la fin des années 2010 une actualité nouvelle : reformulée et intensifiée depuis différents lieux, la qualification des violences fondées sur le genre, au premier rang desquelles les violences masculines à l’encontre des femmes et des filles, se déploie tel un effet en chaîne de dénonciations et de solidarités. Ce phénomène est diffracté par l’usage des réseaux sociaux, qui entraîne à son tour une recomposition et une amplification des mobilisations sociales. De Ni Una Menos, « pas une de moins », slogan accompagnant la politisation des féminicides en Amérique Latine, à #Metoo (-#moiaussi), initialement lancé contre le harcèlement et les violences sexuelles au travail, ces supports engagent aussi une amplification géographique, transgénérationnelle, voire transculturelle de la disqualification morale des violences dites « de genre ».

Au moins quatre constats surgissent aujourd’hui. D’abord, le gain en visibilité des violences sexistes et de genre va de pair avec leur multiplicité voire leur éclatement définitionnels, mettant sans cesse au défi de saisir leur logique commune. Ensuite, ce nouveau mouvement de politisation succède à une prise en compte institutionnelle déjà constituée à propos des violences sexistes, sans que ces dernières n’aient pour autant été délégitimées socialement. Cela met en question la participation des institutions politiques à la banalisation voire à l’autorisation de facto, de certaines violences sexistes et sexuelles. Troisièmement, le caractère globalisé de la dénonciation des violences réinterroge les variations contextuelles de leur exercice et de leur impunité, mais aussi leurs ressorts communs. Enfin, la centralité actuelle des réflexions sur la violence de genre pose un regard renouvelé sur le passé, permettant d’identifier de nouveaux objets et simultanément d’éclairer la conjoncture contemporaine. Autant de chantiers de recherche méritant d’être ouverts ou ré-ouverts.

1. Matérialité des violences, quantifications, définitions
Le gain en visibilité des violences a permis d’englober les violences masculines envers les femmes, les violences institutionnelles non nécessairement masculines à l’encontre des femmes et des filles, mais aussi celles qualifiées de transphobes, homophobes ou lesbophobes. Aux spécifications des violences selon les destinataires, se sont ajoutées celles dont la qualification s’appuie sur des espaces physiques ou sociaux de perpétration (violences domestiques, familiales, conjugales, harcèlement de rue), celles qui qualifient en premier lieu des atteintes au corps et à la psychè (violences sexuelles, émotionnelles), celles qui ont été problématisées selon leur caractère systémique et extrême (« féminicides sexuels systémiques ») ou selon leurs liens avec les réseaux de criminalité organisée (traite, exploitation sexuelle et commerciale). L’épistémologie féministe a tenté de cerner la logique commune de tous ces phénomènes, en avançant notamment le concept de continuum, permettant de décloisonner les cadres de vie artificiellement séparés (public, privé, travail, rue) dans lesquels la violence peut s’exercer ; de montrer que si l’on peut classer les violences verbales-psychologiques-sexuelles-physiques-économiques pour mieux les répertorier, celles-ci peuvent être toutefois exercées conjointement, que la force physique soit ou non mobilisée (Kelly, 1988). Enfin, si le sexe des destinataires des violences n’est pas toujours féminin, il reste que les violences fondées sur le genre sont majoritairement masculines à l’encontre des femmes, ou masculines à l’encontre de personnes « féminisées ». Cela structure à son tour les conditions d’exercice de la violence et de l’autodéfense par des sujets qui n’y ont pas été socialisés.

Comment les événements les plus récents autour des phénomènes Niunamenos, #metoo (et ses déclinaisons #metoogay, #metooinceste etc.) #balancetonporc, caractérisent-ils de façon nouvelle les violences masculines sexistes et les violences fondées sur le genre ? Quelles violences ont été plus dicibles ou plus audibles, pour quelles controverses et pour quelle compréhension de leur matérialité ? Comment se croisent, se confrontent autant de supports d’énonciation et de spécification des violences que sont les actions militantes, les témoignages personnels, les récits littéraires, les opérations de quantifications des violences, les qualifications juridiques elles-mêmes interprétées par les acteurs judiciaires ? Comment voyagent dans le temps et l’espace, les concepts et les méthodes de caractérisation de ces violences, entre intellectuelles féministes, actions collectives, acteurs juridiques, tel le fémi(ni)cide dont l’usage se banalise de plus en plus, non sans controverses concernant sa traduction légale ? Vingt et un an après l’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF, 2000) à laquelle ont notamment succédé Evénéments de vie et santé (2006) puis l’enquête Violences et Rapports de genre (VIRAGE, 2017), quels chantiers qualitatifs et quantitatifs restent de mise ? A l’échelle internationale, la quantification et la qualification des violences de genre ont été notamment menées au travers des politiques internationales de santé publique, dès les années 1990. Quels bilans sont dressés aujourd’hui, pour quels effets actuels sur la recherche ayant trait aux rapports entre violences, institutions de santé, épidémiologie, santé sexuelle-reproductive, politiques démographiques ? Plus récemment, la prise en compte des violences vécues sur la santé mentale a été au cœur de la re-politisation de l’inceste. Quels échanges ou quels achoppements cognitifs aujourd’hui entre les approches bio-médicales et l’épidémiologie ? Enfin, l’ « artivisme », la littérature, les créations sonores et visuelles sont autant d’expressions qui renouvellent aussi la prise de parole sur les violences vécues et sur le droit à l’auto-défense. Comment interviennent-elles dans le champ public (et privé), pour quels effets ?

2. Violences, formes du politique, impunité
L’enjeu de la traduction punitive, préventive et de manière générale régulatrice des violences fait l’objet de vives controverses. La façon dont les institutions publiques, éducatives-universitaires, administratives, policières, judiciaires traitent effectivement – ou traitent avec indifférence – les signalements et les dépôts de plainte pour violences, est au cœur des dernières mobilisations contre les violences de genre et leur impunité. Si quelques études ont déjà exploré la prise en charge des victimes par le secteur associatif, la sphère institutionnelle publique et ses rouages de mise en œuvre de l’action étatique et juridique constituent encore « une boîte noire » appelant la multiplication d’enquêtes approfondies. Comment se confrontent la doctrine juridique et les qualifications ordinaires des violences par les acteurs policiers, judiciaires et par tout acteur lié à l’autorité publique, pour quels effets ? Un deuxième champ de questionnements a trait à la façon dont la tradition punitive étatique, peut tout à la fois redoubler la violence contre les plaignant.es et prononcer des sanctions sélectives et partiales selon les caractéristiques sociales et les parcours des agresseurs. Les dispositifs de sanction pénale reproduisent alors les rapports de classe, de race et de genre. Comment la perspective abolitionniste alimente-t-elle les recherches et les débats sur ces points ? De même quels bilans et quelles perspectives la justice réparatrice/restauratrice présente-elle aujourd’hui ? 
D’autres interrogations autour des modes de construction du pouvoir politique retiendront notre attention, telle cette du rapport entre mandat électif, exercice de la violence sexiste et conditions de l’impunité.

3. Régimes historiques de genre, (géo)politique et économie de la violence
Cet axe invite aussi à réinterroger le passé au filtre des dévoilements du présent, à son tour explicité par l’histoire au long cours. Il suggère d’engager ou de poursuivre les recherches définitionnelles et méthodologiques du genre des violences selon les contextes nationaux, selon les régimes politiques, selon les statuts et les rôles des acteurs détenteurs de la violence d’Etat ou des acteurs belligérants, en temps de guerre comme dit « de paix ». Cette approche invite à se re-saisir de l’approche intersectionnelle pour interroger quels corps et sujets sont légitimés à se défendre, à exercer la violence, et quels autres sont supposés l’exercer ou la subir. Il suggère d’explorer notamment les continuités entre exploitation économique et violences sexistes. Cet axe invite en somme à saisir les violences et leur genre en autant d’actes révélateurs, et au cœur, d’autres violences systémiques historiquement et politiquement situées.

6. Travail – Formation

La crise sanitaire et le confinement ont été un révélateur de la persistance des inégalités structurelles entre femmes et hommes sur le marché du travail et dans la prise en charge du travail domestique.« Femmes providentielles, mais femmes invisibles, sous-payées et surchargées », c’est ainsi que le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes résumait en quelques mots les premiers enseignements de la crise sanitaire. Cette dernière, doublée d’une crise économique, ne constitue pas une rupture avec l’ordre d’avant mais fonctionne au contraire comme une mise en lumière accélérée des problèmes qui traversaient la société française. Elle rappelle par ailleurs les liens forts, parfois complexes à démêler, entre les inégalités sur le marché du travail, dans la famille et celles existantes dans le champ de l’éducation et de la formation.

1. Au travail : des risques d’accroissements des inégalités hommes/femmes
Emplois féminins dévalorisés, temps partiel subi, C.D.D., faibles niveaux de rémunération dans le public comme dans le privé… Il paraît donc urgent de réétudier la hiérarchie des salaires et son évolution et les conditions d’emploi à la lumière du genre. Comment en est-on arrivé là ? Quels ont été les facteurs déterminants de cette évolution ? Quelle est la responsabilité des politiques publiques conduites depuis 20 ou 30 ans ? Et quelles solutions peuvent émerger pour à la fois lutter contre la précarité et garantir un salaire égal pour un travail de valeur égale ? Quelles politiques publiques réorienter ? Quelle mobilisation des partenaires sociaux organiser et sous quel mode ? L’analyse des conséquences différenciées entre les deux sexes de cet épisode singulier doit se poursuivre et s’intensifier pour mieux comprendre et combattre les facteurs de résistance à une plus grande égalité femmes/hommes dans la vie économique et sociale, et réinterroge également l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale.

2. Travail et formation à l’heure du distanciel
En effet, et essentiellement pour les femmes cadres, l’irruption du télétravail comme nouvelle forme d’organisation pose et repose avec acuité la question de l’articulation entre vie privée et professionnelle et celle de la « charge mentale » des femmes. S’il est trop tôt pour tirer des conclusions définitives, si le télétravail semble avoir été bien vécu par une large majorité de salarié.es, son développement ne paraît avoir contribué à une répartition plus équilibrée des tâches au sein des couples. Parallèlement, dans le champ de l’éducation et de la formation, si la crise sanitaire et le confinement ont été l’occasion de souligner les fortes inégalités entre les élèves et les étudiant.es selon leur milieu social, peu d’enquêtes se sont encore intéressées à la dimension genrée du rapport au savoir, à l’éducation et à la formation dans un contexte de formation à distance. Au-delà de la crise actuelle, avoir une approche genrée de l’impact du télétravail et de la téléformation, champs quasi-vierges aujourd’hui et analyser leurs conséquences différenciées entre les sexes, s’impose donc comme une question de recherche indispensable.

3. Formations sur le genre et pédagogie critiques
En réponse aux inégalités constatées dans la société et dans différents champs spécifiques, des enseignements et formations sur le genre ou prenant en compte le genre se sont implantées dans les cadres scolaires, non scolaires, universitaires et professionnels. Quelles pédagogies ces enseignements et formations mettent-elles en œuvre ? Quelle place font-elles aux filles, aux femmes et aux groupes minorés ? Comment articulent-elles les dimensions individuelles et relationnelles des situations de formation et la dimension collective et systémique des rapports sociaux ? Comment prennent-elles en compte la dynamique même des situations de formations et les rapports de pouvoir qui s’y manifestent ? Les pédagogies critiques et féministes se sont constituées comme des réponses possibles à ces écueils. Dans quelle mesure sont-elles mobilisées et mises en œuvre et avec quels effets ? À quelles pratiques donnent-elles concrètement lieu ? Comment ces dernières prennent-elles en compte l’intersectionnalité des rapports sociaux et que signifie finalement pour ces pratiques, comme pour les théorisations qui les soutiennent, éduquer et former à l’égalité ?

4. Formations sur le genre et mobilisations anti-genre
Alors que le sénat roumain vient de voter un amendement dans la loi pour l’éducation destiné à interdire à l’école et à l’université les activités propageant la théorie ou des opinions sur l’identité de genre en vertu desquelles « le genre est un concept différent du sexe biologique et les deux ne sont pas toujours identiques », quelle est la situation des formation et enseignements sur le « genre » en France et à l’international ? Quelles politiques de formation sont-elles menées sur ces enjeux ? Quelles questions prennent-elles en charge ? Où ces formations ou ces actions de formations sont-elles actuellement implantées ? À quel public, scolaire, non scolaire, universitaire ou professionnel, enfants, adolescent.es ou adultes sont-elles destinées ? Quels sont leurs contenus ? À quelles mobilisations et oppositions politiques et médiatiques font-elles actuellement face ? Quels sont les acteurs et actrices de ces mouvements et leur modalité d’action ? Comment enfin évolue leur rhétorique en fonction des contextes et des agendas politiques ?

7. Cultures – Productions culturelles – Langages

Cultures, productions culturelles et langages tiennent une place nodale dans les études ayant trait au genre, au sexe et à la sexualité, la manière dont ils sont façonnés, transmis et reproduits. L’objectif est de contribuer à saisir, décrire et analyser ces productions culturelles, dans leur variété et labilité, en ce qu’elles participent à la formation des identités et réalités genrées, distribuant places et positions, élaborant constructions sociales et imaginaires par des dispositifs et mécanismes spécifiques. Le langage et les productions culturelles, par les opérations de segmentation et de catégorisation, mais aussi moyennant des stratégies de déplacement et de trouble, par les modalités de conception comme de perception, participent de manière décisive à construire le genre, exigeant un examen attentif.

Le genre, le sexe et la sexualité sont tout d’abord indissociables des processus linguistiques. Le langage (en tant que faculté d’exprimer sa pensée et de la communiquer) comme les langues dans leur diversité contribuent à les façonner tout comme ils permettent de les concevoir. Le langage est non seulement le vecteur d’assignations éminemment normées (p.ex. l’assignation de sexe ou de genre), mais aussi un puissant véhicule de subjectivation et de résistance ; il constitue un des lieux de description, perception et conception du genre tout comme une de ses modalités de réappropriation. L’exploration des relations entre genre et langage couvre un large champ, qui entend mettre en lumière l’imbrication des problématiques genrées avec les faits linguistiques – de l’écriture inclusive à la mixité lexicale, du recours à un lexique épicène à la féminisation des noms de métier visant à affirmer une polarisation des genres, en passant par les enjeux de traduction. Elle concerne tout type de travail faisant du langage – dans sa dimension orale, écrite, numérisée, gestuelle, visuelle, artistique, discursive, littéraire – un objet d’étude ou une ressource indispensable pour l’étude du genre en sciences sociales et humaines.

Plus largement, les productions culturelles, dans la diversité des supports et médias, des époques et pays, dans une perspective aussi bien diachronique que synchronique, demande une attention soutenue. Les productions et pratiques culturelles sont un formidable terrain d’enquête pour examiner les représentations des identités genrées (féminités, masculinités, trans ou queer) ou les mécanismes d’imposition, de diffusion ou de réception de normes et pratiques genrées. Ces productions constituent un terrain idéologique, traversé par des lignes de fracture et des rapports de pouvoir multiples, qui mènent ainsi à des phénomènes d’hypervisibilité, d’occultation ou de marginalisation – notamment à propos d’œuvres littéraires ou artistiques signées par des autrices, longtemps minorées, ignorées ou oubliées. De nombreux chantiers restent à explorer dans ces domaines, en croisant également les perspectives, selon une approche intersectionnelle, à l’aune d’un contexte comme la décolonisation, en lien avec une cause comme l’environnement et l’exigence d’un écoféminisme. Les objets culturels sont un des lieux privilégiés pour interroger les (re)configurations genrées, les effets de normativité ou de déstabilisation, les stratégies de subversion ou de résistance, les appropriations différentielles par les publics, étant entendu que les processus ne sont ni univoques ni déterminés une fois pour toutes, mais exigent une attention aiguë des contextes, les œuvres étant toujours en interaction avec le monde. Les productions culturelles, faits historiques et sociaux, autant que propositions et modélisations du monde, sont multiplement traversées par les rapports de domination (de classe, de race, de sexe…) ainsi que par les discours et les représentations de leur époque. Les productions culturelles ne sont ainsi jamais purement et simplement reçues, mais intrinsèquement une interrogation incessante sur la manière dont elles s’inscrivent et se manifestent dans une société, phénomènes tributaires d’un ensemble de médiations et de contraintes qu’il convient d’analyser.

La littérature, les arts, les productions et discours médiatiques, la culture populaire, les langues constituent par excellence des objets où il convient d’observer les problématiques genrées, que ce soit par l’examen des institutions et des industries, l’étude des œuvres, l’analyse des pratiques de réception ou des phénomènes de circulation et de traduction. Nombre de travaux ont déjà montré à quel point et par quels moyens les productions culturelles sont traversées et informées par les approches genrées, participent de manière décisive à modeler et construire le genre. Il est d’autant plus nécessaire de poursuivre et d’approfondir l’étude.

8. Espaces – Mobilités – Mondialisation

Spatialiser le genre, c’est d’abord dire combien les lieux comptent et interviennent à toutes les échelles dans la construction des identités genrées et l’évolution des rapports sociaux de sexe. C’est ensuite réinterroger les discours dominants sur la mondialisation et ses conséquences. L’homogénéisation des modes de vie est loin d’être une réalité et l’analyse genrée de la mondialisation a pour ambition de donner à voir à la fois les inégalités socio-territoriales et les violences qui continuent à toucher les populations en position de minorité, mais aussi leurs capacités à négocier un rôle dans les espaces publics, par la mise en œuvre de stratégies de contournement de l’ordre implicite établi. Enfin, spatialiser le genre c’est aussi analyser la circulation des normes de genre du local au global, et voir les effets que leurs appropriations multiples ont sur la redéfinition du féminisme.

Dans une logique de remise en cause du caractère androcentré des études urbaines, des analyses genrées se développent autour de la question de l’accès à la ville.
La ville, dense et diverse, est porteuse de valeurs d’urbanité et de citadinité comme l’émancipation, la liberté, la rencontre avec l’altérité, la modernité. Or beaucoup d’études mettent en avant la grande vulnérabilité des femmes et des populations homosexuelles, bousculant les idées reçues quant à l’égalité des chances en matière de droit à la cité. Cela signifie que l’espace public est un construit social et les relations sociales qui le structurent participent encore au renforcement des représentations sexuées des territoires. Particulièrement significatif, l’exemple de l’espace public nocturne montre combien cet espace-temps est marqué par de fortes inégalités entre les femmes et les hommes et par une volonté des femmes de se le réapproprier. Le contraste entre discriminations vécues et politiques de la ville – qui se veulent désormais sensibles au genre – conduit à interroger l’action publique et ses effets sur la mise en œuvre, effective ou non, d’une justice spatiale. La question se pose avec d’autant plus d’acuité dans un contexte urbain au sein duquel la problématique écologique a pris une place grandissante, invitant à repenser complètement notre rapport à l’espace.

A l’échelle macro, les bouleversements qui accompagnent la mondialisation, notamment les redéfinitions des rapports marchands/non marchands et la mise en mobilité, se traduisent par une implication de plus en plus grande des femmes dans différentes formes de circulation. Pourtant les lectures de la mondialisation, conjuguées au masculin, continuent de porter leur attention à l’intégration fonctionnelle des activités économiques qui fige l’organisation des espaces mondiaux dans des visions binaires de rapport de pouvoir où le centre domine la périphérie, la métropole la petite ville, où l’espace public prend le pas sur l’espace privé, le nord sur le sud, les activités hautement qualifiées sur les activités à bas salaires. Les effets de la féminisation de la migration de travail sont certes ambivalents mais ils bouleversent la donne à la fois par la transformation des systèmes de contrainte et de hiérarchisation et aussi de reconnaissance d’inventivités et de capabilité. Cette dynamique globale de féminisation des mobilités interroge également les échelles d’analyse pertinentes pour comprendre les évolutions en cours, du transnational et des territorialités mondiales en réseaux aux échelles locales et micro-locales et aux espaces virtuels animés et fréquentés par les femmes migrantes. De même, les bouleversements géopolitiques, à l’origine de flux migratoires intenses, amènent à réinterroger les notions de lieu, d’échelle, de frontière, et d’identité. Là encore, des représentations sexuées sont à l’œuvre, qu’il faut mettre au jour et interroger.

Outre les recherches consacrées au genre de la mondialisation, cet axe est ouvert aux analyses sur la mondialisation du genre, qui se traduit notamment par la circulation des normes de genre à différentes échelles, allant du local au global. L’analyse de la trajectoire des normes de genre élaborées par les instances internationales – incluant leur élaboration, leur diffusion et leur réception – permet de souligner les fortes tensions qui traversent le féminisme au niveau mondial. D’un côté, le genre peut être perçu comme un instrument au service d’une hégémonie néocoloniale et susciter méfiance, voire rejet. Mais d’un autre côté, le genre fait l’objet d’appropriations multiples et différenciées (et ce dans une diversité de sphères : militante, experte, judiciaire, etc), qui invitent à réfléchir à la redéfinition du féminisme au prisme de la pluralité et des logiques de coalition.

2016 - 2019

1. Épistémologie, méthodologie, diffusion des savoirs

Les savoirs sur le genre ont formidablement progressé depuis l’appropriation et la ré-inflexion, par la pensée féministe, des premières théorisations du genre formulées dans la deuxième moitié du XXe siècle. Leur développement est tributaire d’une histoire intellectuelle, culturelle et politique complexe, qui reste encore pour une part à écrire. Si l’épistémologie et les théories du genre (au pluriel) ont d’abord eu une genèse, une diffusion et un développement occidentaux, elles se sont depuis lors enrichies, complexifiées et infléchies au contact, d’une part, de contextes politiques et culturels non occidentaux, d’autre part, au contact d’autres champs et modes d’analyse apparus au même moment ou peu après.

Il incombe donc, aujourd’hui, aux chercheuses et chercheurs dans ce domaine d’étudier les contextes culturels, intellectuels et politiques de production et de réception des théories et des savoirs sur le genre, leurs modes et leurs rythmes de circulation entre les aires culturelles et linguistiques, entre les espaces politiques, mais aussi entre les disciplines et à l’intérieur des disciplines. Il importe aussi d’analyser la manière dont ces théories et ces savoirs se renouvellent (ou non) et se reformulent à partir des contestations de leurs présupposés ou de leurs procédures émanant soit de l’intérieur de ce champ (pensée et théories « queer », féminismes black et « subalternes »), soit de l’extérieur : théories culturelles, études postcoloniales, mais aussi sciences cognitives, philosophie du langage, pragmatique et linguistique, nouvelles recherches en biologie, etc.

Un très grand nombre de pratiques sociales, culturelles et symboliques sont concernées ou traversées par la question du genre. Aussi l’élaboration de savoirs sur le genre requiert-elle la collaboration d’approches et de disciplines multiples. L’interdisciplinarité constitue donc à la fois un préalable théorique et un horizon des recherches dans ce domaine. Mais sa conception et sa mise en œuvre ne laissent pas de poser des problèmes méthodologiques multiples, qu’il convient de traiter.

Les développements importants en sociologie et en histoire des sciences ainsi qu’en philosophie des sciences ont permis, depuis une trentaine d’années, de préciser et d’enrichir considérablement le regard porté sur les rapports entre critiques féministes, théories du genre et développement des connaissances dans les domaines de la biologie, de la chimie, et, plus largement encore, des sciences expérimentales.

2. Pouvoirs, politiques, égalité

L’égalité a longtemps été pensée par les féministes dans sa tension avec l’idée de différence. Elle a plus récemment suscité des débats sur la nécessité de dépasser un « paradigme distributif », référant l’égalité à un principe d’équivalence, et/ou ramenant le juste à la proportion, c’est-à-dire qui envisage l’égalité et la justice comme une distribution de biens entre les individus. Elle a également connu en France des ordonnancements politiques et juridiques sous une forme numérique, sous le nom de parité.

Aujourd’hui, dans le débat public, la notion d’égalité de droits ou des conditions juridiques revient avec force, tandis que l’idée d’égalité de genre suscite des réactions virulentes dans l’espace public et que le retour, depuis la crise de 2008, de critiques radicales du capitalisme s’accompagne de réflexions sur l’égalité sociale.
Face à ces nouvelles tendances il s’agit dans cet axe de remettre sur le métier l’idée d’égalité dans les usages théoriques dont elle est l’objet, d’analyser les grammaires politiques qui l’invoquent, d’observer ses mises en œuvre juridiques. On enquête sur ce que pourrait être l’égalité entre les hommes et les femmes et entre les sexualités, dans la famille, l’entreprise, la communauté politique, les espaces publics, l’école ou encore à l’échelle globale. On interroge aussi la fécondité de l’idée d’égalité des ressources, qui peut inclure des aspects de statut social, on analyse la notion d’égalité des opportunités ou des capabilités, on investigue la nécessité de conférer ou non une place privilégiée à l’égalité des voix dans le processus politique. Il s’agit également de repenser l’égalité à partir du constat, désormais généralisé, de l’intersection des axes de domination et d’inégalité, tels que le genre, la classe, la « race », l’âge, l’aptitude physique, etc.

Par ailleurs, les luttes féministes ont remis en cause la catégorie du politique, en questionnant les limites de la sphère privée, et en introduisant des problématiques jusque-là considérées comme illégitimes. Certains travaux s’emploient à faire l’historique de cette recomposition, d’autres questionnent ce que le genre continue de faire au politique et à la politique aujourd’hui. Ils critiquent par exemple les catégories et les logiques implicites de l’intervention étatique et sociale ; ils explorent également la manière dont les politiques sociales fabriquent, découpent, légitiment, les genres. A l’inverse, des recherches portent sur les contraintes qu’exerce le politique, dans sa conception et son exercice traditionnels, sur le genre en tant qu’objet de discours, de mobilisation, de revendication. Elles analysent les attentes qui pèsent sur les femmes dans le champ politique (institutionnel ou militant), ou les conditions de mobilisation des identités genrées en politique. Elles interrogent encore la pertinence de la notion d’empowerment, les conditions de l’apparition et de la perception d’une « voix » des femmes, ou encore la manière dont le genre affecte la citoyenneté.

3. Territorialités, mobilités, mondialisation

Le genre et les sexualités sont présents partout et tout le temps, dans les discours et les actes, les pratiques et les subjectivités. Pourtant on sait peu de choses sur la manière dont se négocie et se détermine la place de chacune et de chacun dans l’espace et sur la prise en compte de la diversité et de l’altérité dans la fabrique des villes, des banlieues, de la ruralité, et des territoires en général.

La question de l’accès à la ville interpelle de manière inédite les pouvoirs publics. La ville, dense et diverse, est porteuse de valeurs d’urbanité et de citadinité comme l’émancipation, la liberté, la rencontre avec l’altérité, la modernité. L’espace public des villes occidentales devrait être l’incarnation du vivre-ensemble. Or beaucoup d’études mettent en avant la grande vulnérabilité des femmes et des populations homosexuelles, bousculant les idées reçues quant à l’égalité des chances en matière de droit à la cité. Cela signifie que l’espace public est un construit social et les relations sociales qui le structurent participent encore au renforcement des représentations sexuées des territoires. La ville reste définie par les pouvoirs publics en disjonction totale des différenciations genrées, conduisant beaucoup de spécialistes à rejeter la pertinence conceptuelle, culturellement masculine, des théories urbaines. La question posée à l’aménagement et à l’urbanisme est celle d’une meilleure mise en œuvre de la justice spatiale pour l’ensemble des usagers et des usagères des villes. Une interrogation sur les communautés urbaines ou périurbaines, leur territorialisation et les rapports de sexe qui les traversent a également toute sa place dans cet axe.

A l’échelle macro, les bouleversements qui accompagnent la mondialisation, notamment les redéfinitions des rapports marchands/non marchands et la mise en mobilité, se traduisent par une implication de plus en plus grande des femmes dans différentes formes de circulation. Pourtant les lectures de la mondialisation, conjuguées au masculin, continuent de porter leur attention à l’intégration fonctionnelle des activités économiques qui fige l’organisation des espaces mondiaux dans des visions binaires de rapport de pouvoir où le centre domine la périphérie, la métropole la petite ville, où l’espace public prend le pas sur l’espace privé, le nord sur le sud, les activités hautement qualifiées sur les activités à bas salaires. Les effets de la féminisation de la migration de travail sont certes ambivalents mais ils bouleversent la donne à la fois par la transformation des systèmes de contrainte et de hiérarchisation et aussi de reconnaissance d’inventivités et de capabilité. Cette dynamique globale de féminisation des mobilités interroge également les échelles d’analyse pertinentes pour comprendre les évolutions en cours, du transnational et des territorialités mondiales en réseaux aux échelles locales et micro-locales et aux espaces virtuels animées et fréquentés par les femmes migrantes. De même, les bouleversements géopolitiques, à l’origine de flux migratoires intenses, amènent à réinterroger la notion de lieu, d’échelle, de frontière, comme celle d’identité. Là encore, des représentations sexuées sont à l’œuvre, qu’il faut mettre au jour et questionner.

Spatialiser le genre et les sexualités, c’est dire combien les lieux comptent et interviennent à toutes les échelles dans la construction des identités genrées et l’évolution des rapports sociaux de sexe. C’est aussi réinterroger les discours dominants sur la mondialisation et en particulier sur ses conséquences. L’hypothèse forte est que, du point de vue du genre et des sexualités, l’homogénéisation des modes de vie est loin d’être une réalité. Il a pour ambition de donner à voir à la fois les inégalités socio-territoriales et les violences qui continuent à toucher les populations en position de minorité et les capacités de ces populations à négocier un rôle dans les villes et les espaces publics par la mise en œuvre de stratégie de contournement de l’ordre implicite établi. Cet axe est ainsi porteur d’une approche où les espace-temps seraient lus en dehors des catégories duales comme le local/le global, l’ici/l’ailleurs, la périphérie/le centre, l’intérieur/l’extérieur, le privé/le public.

4. Travail, production, échanges

Les problématiques économiques sont encore peu présentes dans les recherches sur le genre en France, contrairement à ce qui se passe dans la plupart des autres pays européens, en particulier en Grande-Bretagne et en Europe du nord. Pourtant, les échanges de biens et de services – marchands et non marchands – plus ou moins volontaires ou plus ou moins contraints, sont à la base des rapports de genre et les structurent, que ce soit dans la sphère familiale ou sur les marchés, en particulier le marché du travail. Inversement, la logique du genre, de façon parfois plus diffuse et souterraine, traverse l’ensemble des échanges et des activités économiques d’une société. La répartition sexuée des tâches a été bien documentée par les sociologues et anthropologues. La question du travail des femmes a d’emblée été posée comme centrale dans les recherches sur le genre en France, en particulier par les sociologues, qui se sont penché-e-s, entre autres, sur les inégalités entre les types de salaire, de carrière, de statut, et sur le temps partiel. Des économistes et des gestionnaires ont également travaillé sur ces questions, mais il reste beaucoup à faire. Il faut décrire les mécanismes précis à l’œuvre dans les entreprises et sur le marché du travail pour expliquer le phénomène du « plafond de verre ». Il faut identifier les moments et les raisons pour lesquelles les carrières des femmes se trouvent ralenties par rapport à celles des hommes, et les mécanismes qui sont à l’origine du « choix » du temps partiel. Comment réduire encore les inégalités de salaire, les inégalités dans la participation au marché du travail et plus généralement les inégalités dans la sphère de la production ? Il faut également poursuivre l’analyse de ce qui se passe en amont du marché du travail, dans le système éducatif, comme l’orientation scolaire genrée. Il s’agit là d’exemples. Ces questions, et bien d’autres, restent ouvertes pour des recherches futures. Il s’agit d’éclaircir les mécanismes par lesquels le travail, la production, les échanges, les usages de l’argent et les significations qui lui sont attachées continuent à soutenir une stricte distinction des sexes et les inégalités de genre.

Il est clair que, parmi les réponses à ces questions, un certain nombre, essentielles, passent par la sphère privée et par la famille, en particulier par la famille en tant que productrice de biens, de services et … d’enfants. De manière paradoxale, la participation désormais massive des femmes au marché du travail ne s’est guère accompagnée d’une redéfinition des rôles de genre au sein de la famille. S’il est un domaine où les normes sociales de genre semblent n’évoluer que très peu, ou très lentement, c’est bien celui du partage du travail domestique et du temps consacré aux enfants. Pourquoi ces résistances ? Comment, pourquoi, et où certaines évolutions se font-elles jour néanmoins ? Là encore, ces questions sont largement ouvertes.

Toutes les questions évoquées ci-dessus peuvent être envisagées sous différents aspects, selon les contextes nationaux, géographiques, économiques, politiques, sociaux et culturels. Selon le contexte dans lequel la question des échanges, de la production et du travail est analysée, des éclairages tout à fait complémentaires peuvent contribuer à renouveler ce champ d’étude. Par ailleurs, l’internationalisation des échanges implique bien entendu des évolutions qui, là aussi, ont des effets sur la question du genre, notamment, mais pas exclusivement, à travers la division du travail domestique et de soins aux enfants entre des femmes privilégiées économiquement et des migrantes. Existe-t-il des régularités, et comment en mettre en lumière les différents aspects (positifs ou négatifs) ? De même, la prise en compte explicite de la question du genre dans l’analyse du développement économique, ses potentialités comme ses possibles dérives, représente un domaine de recherche prometteur.

5. Langages, arts, création

Le genre, le sexe et la sexualité sont tributaires du langage, qui contribue à les façonner autant qu’il permet de les concevoir. C’est par un acte de langage que nous sommes identifié.e.s dès la naissance en tant que « garçon », « fille », « aux attributs indéfinis ». C’est par lui que nous sommes assigné.e.s à un sexe ou un genre ; c’est grâce à lui, inversement, qu’un travail de re-subjectivation et de résistance est possible. L’exploration des relations entre langage et genre ne se limite pas aux recherches linguistiques sur la féminisation des noms de métiers, titres et fonctions. Elle concerne tout type de travail faisant du langage – dans sa dimension orale, écrite, numérisée, gestuelle, visuelle, artistique, littéraire – un objet d’étude ou une ressource indispensable pour l’étude du genre en sciences sociales et humaines.

L’histoire littéraire et l’histoire de l’art sont longtemps restées des disciplines patrimoniales, au service d’un récit national transmis par l’institution scolaire. Dans ce contexte, les œuvres de femmes ont été minorisées, ignorées ou oubliées. A partir du début des années quatre-vingt et sous l’impulsion d’une théorisation du genre en cours de constitution, les chercheuses et chercheurs américains en histoire de l’art et en littérature ont commencé à interroger le « canon », c’est-à-dire le système de valeurs idéologiques qui a longtemps servi, en occident, à légitimer, au nom de l’esthétique, la non-reconnaissance des femmes artistes et écrivains.

De nouveaux chantiers s’ouvrent aujourd’hui dans ce domaine : il ne s’agit plus seulement d’assouplir ou d’élargir le canon, ou encore de proposer une histoire des femmes artistes, mais de se demander en quoi la prise en compte des œuvres de femmes peut modifier les grands récits historiques et renouveler la théorie esthétique, en compliquant la périodisation de l’histoire de l’art ou de l’histoire littéraire, et en remettant en question les catégories esthétiques qui président au regroupement des œuvres et surdéterminent leur lecture et leur réception.

La réévaluation et la relecture des œuvres passent aussi par l’examen de leur langage, plastique ou littéraire. On poursuivra les recherches entamées en France dès le début des années soixante-dix sur la poétique des différences, recherches enrichies à partir des années quatre-vingt-dix par les lectures « queer » de la littérature et de l’art, ainsi que par un usage « queer » de la langue. Il s’agira enfin non seulement d’élaborer des formes de lecture permettant d’interroger les modes d’inscription des stéréotypes ou de configurations du genre dans les productions artistiques, mais aussi d’analyser le contournement, la complexification ou la déstabilisation du genre par le jeu des écritures littéraires ou plastiques, qu’elles soient ou non corporelles.

Dans le domaine des arts, les théories féministes et les études sur le genre ont participé de ce mouvement historiographique de recontextualisation des œuvres, et de prise en compte de leur réception. Rompant avec les approches les plus formalistes et les plus « an-historiques » des productions artistiques, ce mouvement a commencé, dans les années 1960 et dans le monde anglophone, avec l’appropriation par une partie des historien-ne-s des arts, des théories marxistes et structuralistes d’une part, psychanalytiques d’autre part, diversement mises à contribution dans ce qu’on a appelé la « new art history ».

Cette histoire des arts renouvelée a ainsi contribué à rappeler que les artistes demeurent des agents sociaux « comme les autres » et que la production artistique est, pour cette raison, une pratique sociale nourrie des interactions et des socialisations des artistes, traversée par les rapports de domination (de classe, de race, de sexe…) ainsi que par les discours et les représentations de leur époque.

Ainsi l’histoire sociale des arts telle qu’elle émerge des grilles de questionnements du genre, ne se contente plus d’étudier les œuvres ou les idées comme des entités coupées du monde social. Elle s’intéresse désormais au rôle des institutions, aux trajectoires de celles et ceux (artistes, mais pas uniquement, consacré-e-s ou non) qui font exister les « mondes de l’art », aux configurations des espaces de production artistique quels qu’ils soient (« mondes », « champs », « marchés »…) et à leurs liens avec le politique, aux questions liées à la réception des œuvres, etc. Elle s’intéresse enfin à la manière dont les productions artistiques ont pu être façonnées par l’idéologie, mais également à la manière dont les arts (la musique, l’écriture, la peinture, la sculpture, la broderie, le dessin…) ont pu constituer – ou non, selon les périodes ou les espaces géographiques – des espaces d’émancipation ou des formes d’expression privilégiées par et pour les femmes, les franges dominées de la société ou les minorités racialisées. Les analyses à l’aune du genre ont ainsi permis non seulement d’appréhender autrement la production des arts, mais aussi – comme pour le langage en général – de mettre au jour les biais normatifs par lesquels leur histoire est, encore aujourd’hui, écrite et transmise.

6. Sexualités, LGBTI

Si l’approche des sexualités et les études LGBTI sont aujourd’hui une des principales entrées du genre, c’est que la sexualité se déploie dans tout l’espace social, comme institution de hiérarchisation des sexes et des sexualités, comme enjeu de mobilisations sociales et politiques productrices d’identifications et de nouvelles normativités, comme expérience, parcours individuel, et ensemble de pratiques structurant le genre au fil de la vie. La sexualité est un espace où les rapports de genre se construisent et se matérialisent, faisant advenir des partenaires inégaux et des représentations asymétriques du masculin et du féminin.

L’asymétrie entre le masculin et le féminin dans l’hétérosexualité est homologue de l’asymétrie durable entre hétérosexualité et homosexualité, qui se manifeste par des hiérarchies au sein des masculinités et des féminités, hégémoniques ou subordonnées, en permanente recomposition. C’est cette double asymétrie qui constitue ce que l’on nomme l’hétéronormativité. De nombreux travaux récents de jeunes chercheur-e-s, et notamment des thèses, inscrites dans les disciplines les plus diverses (histoire, géographie, sociologie, anthropologie, droit, science politique, études littéraires, santé publique, arts plastiques, études cinématographiques…), ont renouvelé les interrogations sur la production de l’hétéronormativité, souvent interrogée du point de vue de ses marges, et ils ont abordé toutes les formes de sa mise en cause.


L’expérience transidentitaire, comprise dans les approches LGBTI, est certes moins axée sur la question de la sexualité dont elle s’est historiquement démarquée, mais elle constitue cependant un espace de questionnement essentiel des études de genre contemporaines. Elle interroge en effet la partition classique féminin/masculin et homme/femme en posant frontalement la question des possibilités sociales et culturelles de sa mobilité individuelle et de sa fluidité éventuelle. Elle amène aussi à prendre en considération une autre partition hiérarchisée, celle qui prévaut entre personnes cisgenres et transgenres et constitue ainsi un élargissement des problématiques de genre. Là encore il s’agit d’un champ en plein développement qui mobilise une pluralité de disciplines et qui s’ouvre également à la problématique intersexe.

Mettre en lumière, dans le champ des sexualités, les rapports de pouvoir et de domination, les normes, leur influence et les contestations dont elles font l’objet implique que soit également analysé le rôle des institutions et des contre-pouvoirs que suscite leur existence même du point de vue de l’encadrement, de la régulation et du contrôle des rôles, des pratiques et des comportements en matière de sexualité. Ces différentes approches doivent bien sûr prendre en compte les discours, les représentations et les pratiques corporelles habituellement considérés par les recherches menées en sciences humaines et sociales dans le champ des sexualités. Elles peuvent aussi contribuer au décloisonnement du champ des sexualités et de celui des affects. Considérer les affects et replacer les pratiques de la sexualité dans une économie générale des relations entre les personnes est indispensable pour comprendre la diversité et la complexité de l’expérience et des parcours.

7. Reproduction, familles, parenté

Depuis quelques décennies, la sociologie, l’anthropologie et l’histoire de la famille et de la parenté ont placé le genre au centre de leur approche et déplacé ainsi une série de problématiques classiques liées à l’alliance et à la filiation. Les études sur la famille et la parenté connaissent aujourd’hui un nouvel essor notamment parce qu’elles sont requises pour analyser les bouleversements de la famille contemporaine ainsi que les reconfigurations de genre qui les accompagnent, à l’œuvre dans de très nombreuses sociétés humaines.

Les enquêtes contemporaines portent sur les formes familiales et les différentes manières de « faire famille ». « Faire famille » ne s’entend pas seulement entre individus liés biologiquement, ni comme le simple rapport entre parents et enfants. Toutes les formes de famille sont concernées, tout comme toutes les formes de parentalités (mono-parentalité, multi-parentalité, co-parentalité, homo-parentalité, trans-parentalité). La recherche actuelle aborde des thèmes comme les modalités familiales de socialisation des garçons et des filles, les modes de partage sexué des tâches domestiques, le vécu de la paternité et de la maternité, l’évolution de la parentalité et de la grand’parentalité, les relations au sein des fratries/sorories, les formes spécifiquement conjugales et familiales de la violence (sexuelle et non sexuelle), ou encore l’étude de l’ensemble des rituels qui révèlent le rôle de la famille dans la construction de l’identité sexuée de l’individu, de la naissance à la mort.

Le genre est une clef de lecture essentielle pour aborder les formes historiques de formation et de vie de couple, ainsi que les formes prises dans les sociétés les plus diverses où le couple n’est pas toujours l’entité de base de la famille. De même pour l’étude des formes contemporaines de liens entre adultes (vie dans deux foyers distincts, séparation, divorce, recomposition etc.). Ces formes nouvelles de lien conjugal et/ou amoureux accompagnent-elles de nouvelles aspirations, de nouveaux partages, de nouvelles conceptions du genre ?

Comment s’opèrent, et sur quels critères (sexe, orientation sexuelle, âge, croyance, origine sociale etc.) la formation des couples et les choix de contrat amoureux et/ou conjugal ? De quelle manière le droit, les politiques publiques, les conditions économiques, les mouvements de population et les migrations contribuent-ils à cet ensemble de reconfigurations ?

Les métamorphoses de la filiation sont au cœur des études liant les pratiques sociales du corps à celles de l’institution, par exemple dans les cas d’Assistance Médicale à la Procréation (don, gestation pour autrui). De même pour les études portant sur les liens filiatifs institués de droit ou de fait (adoption, fosterage). Le choix du patronyme, le rôle des ressemblances physiques perçues, les transmissions de biens symboliques ou matériels, la passation de patrimoines, sont autant d’éléments de la filiation qui peuvent être appréhendés à partir du genre de celui/celle qui transmet ou qui reçoit. On s’interroge également aujourd’hui sur les processus d’affiliation qui, via la filiation, lient à un groupe social, religieux ou politique particulier, par exemple, le rapport entre genre, filiation, citoyenneté et nationalité. De nouveau, le rôle du droit, des pratiques judiciaires, des politiques publiques éducatives ou sanitaires, des conditions économiques sont analysés pour comprendre les métamorphoses de la filiation.

Une attention particulière devrait être portée aux circulations internationales des normes juridiques et des pratiques sociales nouvelles.

8. Religions, croyances, sécularisation et laïcités

Dans les recherches concernant le religieux, les croyances, les laïcités et la sécularisation, le genre occupe une place centrale qu’il convient de mieux définir et explorer. Dans le monde contemporain, la question des rapports femmes/hommes et celle des sexualités constituent des enjeux cruciaux, souvent particulièrement conflictuels. À partir de ces questions, se dessinent les contours de positionnements religieux différenciés, y compris dans les sociétés laïques ou sécularisées. Dans le discours et les pratiques religieuses, le genre apparait comme le fruit et comme l’outil de certaines formes de différenciation et de hiérarchisation des sexes et des sexualités. Il y est exprimé à travers des dogmes, des croyances, des symbolisations et des rituels. Les religions édictent des normes de genre et privilégient des formes de féminités et de masculinités. Le genre est un élément structurel des relations sociales dans différents univers de croyances, donnant lieu à des formes de regroupement, d’institutionnalisations confessionnelles très diverses, tout autant qu’à des rapports de forces politique, sociaux, culturels multiples.

La variable religieuse peut être appréhendée d’un point de vue individuel et subjectif. Il s’agit aussi d’étudier les implications du religieux dans l’espace public. Enfin, les questions religieuses sont au centre des définitions politiques de la dichotomie privé/public. De tous ces points de vue, privé et public, individuel et collectif, les rapports entre genre et religion s’avèrent indispensables pour comprendre les débats qui traversent le monde contemporain sur la place du religieux et sur la sécularisation et les laïcités.

La question des normes religieuses et des croyances est à aborder sous l’angle de leur cohérence interne (symbolique, théologique, juridique…) et dans leur visée de gouvernance des corps et des sexualités. Face aux mutations de genre, ces normes connaissent des adaptations, accompagnant souvent des processus de sécularisation interne, ou, au contraire, des réponses fondamentalistes porteuses d’une normativité de genre inégalitaire. On s’interrogera en particulier sur la politisation accrue des formes stéréotypées et hiérarchisées de virilité et de féminité au sein des mouvements fondamentalistes ou intégristes, des courants religieux identitaires ou encore au sein d’autres univers de croyances prônant explicitement la domination masculine comme mode de pensée, de ritualisation et modèle sociétal.

Certaines mutations religieuses s’accompagnent de ferments égalitaires. Ainsi l’accès des femmes à l’autorité religieuse, l’émergence de courants religieux LGBTQI, les relectures théologiques féministes et inclusives, les associations cultuelles contestataires d’un ordre des sexes et des sexualités inégalitaires doivent-elles être étudiées. Il conviendra aussi d’étudier les productions culturelles, littéraires, artistiques qui, à partir des symboliques genrées d’inspiration religieuse, retravaillent ces héritages, et accompagnent ou expriment des processus de sécularisation, par exemple en désacralisant le corps représenté ou en recourant à la satire.

La question du genre est également centrale dans les débats et les antagonismes existant entre différents courants qui se réclament de la laïcité et de la sécularisation. Elle est d’autant plus vive qu’elle y entre en résonnance avec la pluralisation religieuse que connaissent les sociétés contemporaines, la montée en puissance des fondamentalismes ou encore la centralité croissante des questions identitaires dans les débats publics. On analysera quelle place le genre occupe dans ces polémiques et de quelle manière il oriente les différentes approches du fait religieux, des laïcités et de la sécularisation qui divisent aussi les courants et mouvements féministes.

9. Corps, santé, sport

Les problématiques relatives au corps et à la santé sont depuis longtemps traversées par la question du genre. L’articulation sexe/genre intéresse à la fois la définition biologique du corps, la demande de soins, les politiques de santé et les technologies médicales. L’étude des relations entre sciences, corps et santé a d’ailleurs joué un rôle capital dans l’émergence du concept de genre et reste un enjeu essentiel de recherche.

Les travaux en histoire des sciences et de la médecine ou les réflexions philosophiques sur la biopolitique et la place des technologies dans l’évolution de la médecine montrent que les différences de sexe font partie intégrante des représentations savantes et profanes du corps. Parmi les thématiques majeures de cet axe, soulignons celle de la médecine de la reproduction. Du fait des travaux récents sur le traitement médical des frontières entre masculin et féminin dans la distinction entre sexe et genre, l’exploration des normes, des pratiques, des formes de régulation de la santé reproductive (par l’expertise professionnelle, par le droit ou encore par l’économie) représente une dimension privilégiée des études de genre. Elle mérite d’être amplifiée au moins à deux titres : d’une part parce que l’ordre reproductif a connu de profondes évolutions au cours des dernières décennies, évolutions qui ne se limitent pas aux sociétés d’Europe ou d’Amérique du Nord ; d’autre part, parce qu’en dépit des changements techniques et des nouvelles pratiques, l’encadrement social de la santé reproductive reste un point de passage obligé de la construction des rapports de genre.

Un second thème est celui des pathologies selon le sexe. Les travaux épidémiologiques, historiques et anthropologiques récents, par exemple sur les cancers dits féminins ou dans le domaine de la santé mentale, leur changement d’incidence et de prise en charge, montrent tout l’intérêt qu’il y a à ne pas considérer cet état de fait comme une simple conséquence de la biologie mais comme un fait social complexe.

Une seconde dimension de la maladie genrée est la question, cruciale, des affections liées au travail, rémunéré ou non. Les risques professionnels doivent en effet s’envisager au regard de la division sexuelle du travail. Il conviendra également d’amplifier les travaux sur le vieillissement. Outre les mécanismes, biologiques et sociaux, amenant à des sex ratio fortement déséquilibrés aux plus grands âges, les dispositifs mis en œuvre pour leur prise en charge constituent un chantier d’envergure pour les études de genre. Plus généralement, c’est l’ensemble des activités professionnelles et profanes, publiques ou privées, de prise en charge des questions sanitaires liées au vieillissement dont cet axe doit souligner les enjeux sexués.

La place de plus en plus visible du corps dans la société se traduit aussi par une attention nouvelle des sciences sociales pour les activités sportives. En effet le sport est un domaine où la sexuation des corps, des postures et des hiérarchies symboliques ou économiques est particulièrement prégnante.

Enfin, par une analyse critique des politiques intervenant dans la définition même de la dimension biologique du corps et de l’état de santé, biopolitiques, politiques environnementales, choix éthiques concernant la procréation ou l’utilisation de cellules, doivent être examinés sous l’angle du genre, dans la mesure où la définition contemporaine du corps et de l’état de santé dépend aujourd’hui d’artefacts technologiques (appareillages d’investigation ; prothèses ; médicaments).

10. Éducation, socialisation, formation

Les effets du genre sur la socialisation ont été l’objet de nombreux travaux en sciences humaines et sociales depuis une trentaine d’années. Plusieurs axes de recherche se sont développés, observant les processus de socialisation de genre à l’œuvre dans le couple et la famille (axe 8), au travail (axe 5), dans la politique (axe 2), via les pratiques sexuelles (axe 7) ou les pratiques sportives (axe 10). Le système scolaire, de l’école maternelle à l’université, institution clé dans la fabrication de l’ordre du genre, a été largement exploré, par la sociologie, l’histoire, la psychologie et plus largement par les sciences de l’éducation.

Ces travaux ont mis en évidence les inégalités d’éducation, avantageuse pour les filles en termes d’apprentissage et d’acquisition des compétences, en faveur des garçons pour ce qui relève des choix d’orientation scolaire et professionnelle. Les politiques publiques, qui ont fait de l’éducation et de l’école un des leviers principaux pour combattre les inégalités entre les groupes de sexe, ont misé dans les années 1980 sur la diversification de l’orientation scolaire et professionnelle des filles puis dans les années 2000 sur une éducation à l’égalité mieux partagée entre filles et garçons.

Toutefois, le bilan de ces politiques reste décevant, ce qui souligne le fort enjeu politique et social que constituent les études sur les processus de socialisation de genre.
Des recherches plus récentes menées en sociologie et sciences de l’éducation montrent que loin d’être seulement affaire de stéréotypes, les inégalités sont également produites par les interactions multiples qui se jouent à l’intérieur des établissements et des salles de classes, entre élèves, entre professeur.es et élèves, entre professeur.es et parents, et qui au quotidien font et défont le genre. L’analyse des processus psycho-sociaux qui construisent l’identité sexuée, du rapport au genre que les individu.es construisent aux différents moments de leur vie, en intégrant des données comme l’affect par exemple, devrait ainsi mener à affiner la compréhension des trajectoires scolaires, plus seulement examinées sous l’angle de la domination. Le point de vue du sujet apprenant sur les inégalités des sexes peut être mieux pris en compte dans les analyses portant sur les dynamiques à l’œuvre dans le cadre de la mixité scolaire. De même, l’enjeu que constitue la formation aux problématiques de genre des professionnel.les de l’éducation doit ici être souligné. A cet égard, les résistances formulées invitent à s’interroger sur les transformations induites par l’approche de genre, sur la culture professionnelle, la relation pédagogique et le rapport au métier d’enseignant.e.

Ces questionnements peuvent irriguer la recherche en histoire de l’éducation, avec des études portant sur les pratiques de celles et ceux qui acquièrent savoirs et savoir-faire, en interaction avec les personnels d’éducation et leur propre représentation des rapports de sexes, et, en différents contextes sociaux, nationaux, en cerner les évolutions sur la durée. Elargir l’attention aux pratiques d’éducation non institutionnelles, en période d’exclusion des femmes des savoirs par exemple (autodidaxie), devrait enrichir les analyses sur les expériences individuelles d’apprentissage.

Plus largement, les travaux conduits en psychologie sur la construction des identités de genre tout au long de la vie invitent à mieux prendre en compte les temporalités à l’échelle des individu.es, en portant le regard en amont de l’enfance et de l’adolescence, dans les lieux d’accueil de la petite enfance, et en aval, quand se joue à l’âge adulte les nécessaires réadaptations à un marché du travail en constante recomposition. Les tensions entre les espaces privé et professionnel que l’accès des femmes à la formation continue suscite restent à explorer, par l’histoire comme par la sociologie.

11. Violences, conflits, engagements

Le rapport à la violence est historiquement mobilisé pour définir les normes de genre. Des stéréotypes divins opposant Mars à Vénus au renvoi à la nature, les violences seraient structurantes des rapports entre hommes et femmes selon le modèle des femmes donnant la vie et les hommes la mort.

La violence peut être envisagée dans sa dimension collective et multiforme qu’il s’agisse des guerres, des génocides ou d’autres formes de conflits. Outil de pouvoir, outil politique, outil légal ou pensé comme légitime par celles et ceux qui y recourent, la violence met en jeu les identités de genre féminines et masculines. Elle suscite une transgression de normes sociales et de genre qui répond à l’état de guerre et/ou d’occupation, mais également à des formes autoritaires de domination, en système colonial, en dictature mais parfois aussi en régime démocratique. Il s’agit donc d’explorer les répercussions les contextes violents sur le genre au sein des communautés qui y sont confrontées.

Si la frontière bourreau/victime demeure tranchante, elle ne saurait, ni se superposer à la frontière de genre, ni englober tous les acteurs. Le modèle militaro-viril a non seulement été construit, mais le « guerrier », qu’il soit soldat, franc-tireur ou militant, est à envisager différemment selon les époques mais aussi les conditions techniques de l’affrontement. Les formes et les gestes de la violence sont également genrés en ce qu’ils distinguent femmes et hommes, telles les violences sexuelles dont les femmes sont très majoritairement les cibles, ou à l’inverse le bombardement aérien ou la chambre à gaz. On sait d’ailleurs peu de choses des femmes actrices de la violence, ou inversement de celles et ceux qui se tiennent hors de l’affrontement, voire le contestent par refus de la violence. Les recherches dans cette direction sont encouragées.

Enfin, ces moments de violence, quelle que soit leur durée, marquent par leur intensité durablement les sociétés et les individus qui les vivent. Il serait opportun d’étudier du point de vue du genre, les traces laissées par ces accès de violence, la manière dont les hommes et les femmes vivent et réparent le vivre-ensemble après la violence. Comment le genre se manifeste-t-il, se reproduit-il et se transforme-t-il dans les expériences individuelles et collectives des deuils, des blessures, des traumatismes, dans la construction des mémoires et des silences ? On explorera également les effets sur le genre du recours, depuis le milieu du XXe siècle, perçu comme nécessaire pour le retour à la paix, à la justice et en particulier à la justice internationale.

La violence peut également être explorée dans sa forme intersubjective, dans ses dimensions interpersonnelles, notamment pour répondre aux besoins de connaissances exprimés par les instances internationales, les pouvoirs publics ou les associations, mais aussi pour éclairer les rapports sociaux de sexe.

12. Médias et publics

La question du genre fait son apparition dans le champ de l’étude des médias sous l’égide d’approches constructivistes, nettement éloignées des théories béhavioristes et fonctionnalistes qui ont participé de la constitution de la « communication de masse » en objet scientifique. Les travaux qui proposent d’appréhender les médias au prisme du genre interrogent notamment le rôle actif joué par les représentations médiatiques dans la (re)production des identités de genre. Les structures narratives des fictions télévisuelles ou cinématographiques sont par exemple disséquées, à partir de corpus étudiés selon une démarche socio-historique, sémiotique ou relevant de l’analyse de discours, afin de rendre compte des mécanismes de formation et transformation des stéréotypes et contre-stéréotypes de genre. L’image du binarisme sexué asymétrique que renvoient les médias n’est conçue ni comme un simple « reflet » du monde social et de ses dynamiques de transformation, ni comme le produit d’« intérêts » qui s’exprimeraient directement via les moyens de communication. Les représentations médiatiques sont plutôt saisies comme performatives – générant des mondes sociaux possibles et des modèles d’identification – et caractérisées par une certaine ambivalence.

Ce caractère ambivalent des représentations implique, si l’on veut rendre compte de leur niveau d’effectivité, d’étudier l’activité interprétative des publics et la relation qu’ils entretiennent avec les contenus médiatiques. De nombreuses recherches ont ainsi mis au jour des modes d’appropriation différenciés selon la position des publics au sein des rapports de genre, ainsi que de classe et de race. Elles se sont intéressées aux modes de consommation des médias, aux expériences de socialisation qu’ils soutiennent, ainsi qu’aux usages des technologies d’information et de communication (TIC). Le développement durant la dernière décennie des pratiques numériques et d’un discours d’accompagnement incitant à la participation des publics a suscité de nombreuses interrogations : d’abord quant à une possible « fracture numérique » selon le sexe ; ensuite quant aux jeux d’identifications et de dés-identifications complexes dans lesquels s’engagent les internautes face à des dispositifs numériques qui reproduisent des normes de genre ; enfin, quant aux caractéristiques communes entre le travail domestique et l’exploitation du travail des publics en ligne (le « digital labor ») sur les blogs ou les réseaux socio-numériques.

D’autres recherches portent sur la division sexuée du travail au sein des industries culturelles. Au travers d’enquêtes sociologiques ou ethnographiques, elles interrogent la position qu’occupent les femmes dans les rédactions de presse, dans les sociétés de production ou sur les plateaux de tournage, et donnent à voir une forte spécialisation genrée des activités qui coïncide souvent à la destination des contenus tels que les acteurs médiatiques l’envisagent : par exemple, dans le domaine du journalisme, aux hommes l’information généraliste, aux femmes l’information spécialisée ou le divertissement.

S’agissant de la mise en forme journalistique de l’information, la médiatisation des débats publics relatifs à la parité, au Pacs ou à l’ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe a suscité, dans le contexte français, un regain d’intérêt pour la question des controverses, du cadrage médiatique et des différentiels d’accès à la sphère publique. Ces questionnements renouvellent des interrogations déjà anciennes relatives à la dimension genrée des stratégies de communication du personnel politique, ainsi qu’à la distribution de la légitimité dans les médias.

Axe transversal : À l’interface des sciences expérimentales et technologiques

Si le genre est aujourd’hui au cœur de l’interdisciplinarité en sciences humaines et sociales, son questionnement sur les catégorisations savantes et l’élaboration des dispositifs de recherche a encore peu pénétré les autres sciences, qu’il s’agisse des sciences biomédicales, des sciences de la nature et de l’environnement ou des sciences technologiques. Cela tient pour une part à une résistance des scientifiques de ces domaines à envisager les différences sociales ou biologiques entre hommes et femmes comme une question susceptible d’influencer leurs conceptions du monde qu’ils et elles observent, un monde spontanément regardé comme neutre du point de vue du sexe.

Des travaux d’histoire ou de philosophie féministes des sciences et du savoir s’interrogent pourtant depuis plusieurs décennies sur le point de vue situé des scientifiques lorsqu’ils et elles omettent de prendre en compte les différences de sexe et les hiérarchies de genre dans la construction de leur problématique relative à l’humain et plus généralement au vivant. Des critiques internes émanant notamment de chercheuses en biologie évolutive ou en neurosciences commencent à s’exprimer dans le même sens. L’ensemble de ces critiques visent à dénoncer la suprématie du « masculin neutre » dans les sciences, qui se traduit fréquemment par des généralisations abusives qui font du cas femelle ou féminin la situation particulière d’un cas masculin érigé en référent général. Une réflexion systématique sur les raisons et les modalités de cette préférence pour la variante masculine des objets biologiques ou physiologiques d’investigation pourrait accompagner une analyse des formes plus ou moins fines de leur translation ultérieure aux spécificités des femmes, des enfants ou des personnes âgées. De même, il importe d’interroger, à l’éclairage du genre, les méthodes et outils dominants des recherches en sciences médicales, de la vie, ou en santé publique, notamment la conception des modèles d’expérimentation animale, des essais cliniques ou des suivis de cohortes de long terme.

La prise en compte du genre dans la construction de ces recherches doit ainsi être regardée comme une urgence pour contrecarrer les risques d’erreur ou d’omission qui peuvent conduire à la minorisation de problèmes spécifiques à l’un ou l’autre sexe, en médecine, en politique de l’environnement, en innovation technologique. Par exemple, on sait depuis peu que les maladies cardiaques des femmes sont sous-évaluées du fait que leurs symptômes ne sont pas les mêmes que ceux des hommes. On sait moins que des maladies réputées féminines, comme l’ostéoporose, touchent aussi les hommes mais sont moins bien diagnostiquées dans leur cas. Et on oublie le plus souvent de prendre en compte les différences biologiques, par exemple de taille ou de poids, au sein même de chaque catégorie de sexe, faisant de l’homme blanc moyen le standard de l’être humain.
Les technologies, qu’elles soient médicales, d’information et de communication, domestiques, liées à la production de biens économiques, sont traversées par des logiques de genre au moment de leur conception (prise en compte ou non du sexe de l’usager.e ; influence de la place des concepteurs dans la division sexuelle du travail).

Cet axe est donc destiné à initier et fédérer des recherches interdisciplinaires instaurant des coopérations entre les sciences humaines et sociales et les sciences de la vie, ou les sciences chimiques, ou les sciences de l’ingénierie ou encore les sciences de l’écologie et de l’environnement. Certaines questions urgentes suggèrent en outre une triple articulation disciplinaire, comme par exemple celle de l’impact de l’environnement, de technologies agricoles ou énergétiques, et des innovations en sciences chimiques sur la santé des hommes et des femmes.

2012 - 2016

1. Epistémologie et théories du genre

Les théories du genre ont une histoire intellectuelle, culturelle et politique complexe, dont on commence à peine aujourd’hui à comprendre et à étudier la genèse et les développements. On doit leur émergence au croisement productif d’une épistémologie des différences de sexe et de sexualités, telle qu’elle s’est développée depuis les premiers travaux de la psychopathologie occidentale moderne sur la sexualité et les différences sexuelles à la fin du XIXe siècle jusqu’aux travaux américains des années cinquante et soixante sur l’intersexualisme et le transsexualisme, et d’un « féminisme » qui a progressivement imposé sa marque et ses thèmes dans le champ intellectuel et politique.

Depuis les luttes des suffragettes jusqu’aux mouvements de femmes des années soixante-dix, depuis la publication du Deuxième Sexe par de Beauvoir jusqu’à la récente traduction en France des principaux travaux américains sur le genre et les sexualités qui sont eux-mêmes, pour une part, des « digests » critiques de ce qu’on a appelé la « pensée française », la pensée féministe et les idiomes dans lesquels elle s’est formulée au vingtième siècle ont été pour une large part franco-anglo-américains. On ne peut faire l’économie d’une réflexion sur cet « axe culturel », et, plus généralement, sur le rapport entre, d’une part, une politique et une conception des genres et, de l’autre, les langues, les cultures et les contextes socio-politiques dans lesquelles celles-ci s’élaborent.

Mais si l’épistémologie et les théories du genre ont d’abord eu une genèse, une diffusion et un développement occidentaux, elles se sont formidablement enrichies, complexifiées et infléchies au contact, d’une part, de contextes politiques et culturels non occidentaux, d’autre part, au contact d’autres champs et modes d’analyse qui sont apparus au même moment ou peu après. Il incombe donc aujourd’hui aux chercheuses et chercheurs dans ce domaine d’étudier les contextes culturels, intellectuels et politiques de production et de réception des théories du genre, leurs modes et leurs rythmes de circulation entre les aires culturelles et linguistiques, entre les espaces politiques, mais aussi entre les disciplines et à l’intérieur des disciplines.

Il importe enfin d’analyser la constitution de l’axiomatique et des outils conceptuels de la, ou des, théories du genre, d’étudier la généalogie et la transformation de leurs idiomes, les modalités de l’enquête et les méthodologies disponibles dans ce champ. Il importe également d’analyser la manière dont les théories du genre se renouvellent (ou non) et se reformulent à partir des contestations de leurs présupposés ou de leurs procédures émanant soit de l’intérieur de ce champ (pensée et théories « queer », féminismes black et « subalternes »), soit de l’extérieur : théories culturelles, études postcoloniales, mais aussi sciences cognitives, philosophie du langage, pragmatique et linguistique, nouvelles recherches en biologie etc.

2. Politique, care, justice

Les recherches sur le genre ont beaucoup interrogé, ces dernières décennies, la possibilité même, et les manières d’objectiver scientifiquement les formes sociales de la domination. Dans cette perspective, un ensemble important de recherches croise actuellement la question du genre avec les dimensions de la classe sociale, de la « race » ou de l’ethnicité, et des orientations sexuelles. Les mutations qui affectent les rapports de domination se jouant à une échelle mondiale, elles engagent en outre une réflexion sur les processus migratoires et les relations Nord-Sud. Plus largement, le genre permet d’interroger les catégories de la discrimination, de l’oppression, de la domination, et les nouvelles formes que ces dernières revêtent, au fur et à mesure des aménagements juridiques et des interventions institutionnelles visant expressément à instaurer l’égalité entre les hommes et les femmes, telles que les lois sur la parité.

Les luttes féministes ont remis en cause la catégorie même du politique, en questionnant les limites de la sphère privée et de la sphere publique, et en introduisant des problématiques jusque-là considérées comme illégitimes. Certains travaux s’emploient à faire l’historique de cette recomposition, d’autres questionnent ce que le genre continue de faire au politique et à la politique aujourd’hui. Ils critiquent par exemple les logiques implicites de l’intervention étatique et sociale ; ils explorent également la manière dont les politiques sociales fabriquent, découpent et légitiment les genres. A l’inverse, des recherches portent sur les contraintes qu’exerce le politique, dans sa conception et son exercice traditionnels, sur le genre en tant qu’objet de discours, de mobilisation ou de revendication. Elles analysent les attentes qui pèsent sur les femmes dans le champ politique (institutionnel ou militant), ou les conditions de mobilisation des identités genrées en politique. Elles interrogent encore la pertinence de la notion d’empowerment, les conditions de l’apparition et de la perception d’une « voix » des femmes, ou encore la manière dont le genre affecte la citoyenneté.

La thématique du care est ainsi devenue cruciale pour la réflexion sur la justice et le genre. Les éthiques féministes sont à l’origine d’un renouvellement considérable de l’éthique et des modes de questionnement de la justice. L’intérêt des éthiques du care est d’associer à une réflexion philosophique sur la justice des recherches empiriques concernant la hiérarchisation des questions morales et politiques, cette dernière étant elle-même liée au système des inégalités entre les sexes dans les domaines les plus variés. Le sens complexe du terme care, à la fois activité et disposition, l’une et l’autre ayant été historiquement assignées à un groupe particulier–les femmes–permet de saisir un objet indissolublement social, politique et moral, et de comprendre la dévalorisation conjointe d’un domaine d’activité considéré comme « privé », domestique, et des concepts et recherches qui s’y attachent. La recherche sur le care s’est proposée, ces dernières années, d’articuler réflexions sur la morale (la nature de la vie morale, les règles de l’attention et de l’inattention, la place de l’ordinaire), enquêtes sur les phénomènes de domination dans l’allocation et la perception des responsabilités pratiques, et travaux tenant à la sociologie des sentiments ou encore à la sociologie du travail et des migrations.

Elle s’articule aussi à une réflexion sur la santé, le vieillissement et plus généralement le rapport entre générations (cf. axe 10).

3. Territorialités, espaces, mondialisation

Le genre et les sexualités sont présents partout et tout le temps, dans les discours et les actes, les pratiques et les subjectivités. Cela signifie que les différences genrées et sexuées sont au fondement même des sociétés contemporaines. Pourtant on sait peu de choses sur la manière dont se négocie la place de chacune et de chacun dans l’espace et sur la prise en compte de la diversité et de l’altérité dans la fabrique des territoires.

Les lectures de la mondialisation, souvent conjuguées au masculin, montrent à quel point les rapports de pouvoir se jouent et s’expriment dans des territorialités individuelles et collectives (cf. axe 7). Spatialiser le genre et les sexualités, c’est dire combien les lieux comptent et interviennent à toutes les échelles dans la construction des identités genrées et l’évolution des rapports sociaux de sexe. C’est, par exemple, à l’échelle des aires culturelles et des Etats que se définissent souvent les normes et les lois qui régissent tout un ensemble de pratiques genrées et sexuelles. C’est aussi à cette échelle que s’observent les plus grandes différences de pratiques et de représentations genrées sous l’influence des valeurs sociétales, des identités religieuses (axe 9) et des niveaux de développement (axe 5).

Les bouleversements qui accompagnent la mondialisation contemporaine, notamment les redéfinitions des rapports marchands/non marchands et la mise en mobilité, qui se traduit par une implication de plus en plus grande des femmes dans différentes formes de circulation, reposent sur des effets ambivalents à la fois de transformation des systèmes de contrainte, de hiérarchisation, mais aussi de reconnaissance d’inventivités. A l’échelon infranational, se donne plus particulièrement à voir le renouvellement des comportements souvent lié au degré d’urbanité et aux héritages sociaux et culturels. Ainsi c’est dans l’espace public que se cristallisent les plus fortes tensions pour garantir un droit à la ville pour toutes et tous.

Cet axe sera l’occasion de réinterroger les discours dominants sur la mondialisation et ses conséquences, en particulier sur l’homogénéisation des modes de vie. Son hypothèse forte est que, du point de vue du genre et des sexualités, cette homogénéisation est loin d’être une réalité. Cet axe est ainsi porteur d’une approche des espace-temps qui permettraient d’interroger les catégories duales comme le local/le global, l’ici/l’ailleurs, la périphérie/le centre, l’intérieur/l’extérieur, le privé/le public.

4. Genre et temporalités

Les recherches menées par les historien-ne-s depuis une quarantaine d’années ont montré le caractère historiquement construit des différences entre les sexes, et ont fait voler en éclats l’idée qu’il existerait un progrès continu vers l’émancipation des femmes, l’égalité entre les sexes et la reconnaissance de pratiques sexuelles jugées non conformes, minoritaires ou marginales. La prise en compte de la longue durée dans l’étude des relations entre hommes et femmes et des institutions qui produisent du genre révèle des discontinuités historiques, des moments de rupture ou au contraire des permanences. Elle permet de dépasser le paradigme « présentiste » qui conduit trop souvent à envisager les évolutions ou les stagnations dans ce domaine à l’aune du seul moment présent.

Distinguer des niveaux d’appréhension de la différence des sexes (sexe, genre, sexualités) permet de mettre en évidence les régimes de genre propres à chaque époque et à chaque société. L’étude de la manière dont les acteurs sociaux s’inscrivent dans ces régimes de genre à travers leurs propres expériences et à différentes échelles (individus, familles, groupes sociaux, institutions, nations, empires) est une autre voie de la recherche historique qui voudrait dépasser la dichotomie entre représentations et pratiques sociales.

L’histoire du genre a aussi permis de mettre en lumière la façon dont ces régimes de genre s’articulent aux autres discours, représentations et catégories communes qui sont utilisées pour penser la société à une époque donnée. Les relations de pouvoir entre les sexes se développent au sein de modes d’organisation des sociétés qui peuvent se penser en fonction de catégorisations comme libres/ esclaves, citoyens/non citoyens, privilégiés/non privilégiés, colonisateurs/ colonisés, ou encore se concevoir comme hiérarchiques, corporatives, inégalitaires ou égalitaires. Elles sont aussi modelées par ces modes d’organisation et de construction réflexive.

La pensée et les mobilisations féministes jouent un rôle de révélateurs des inégalités de genre et, dans l’époque contemporaine, permettent l’émergence des « femmes » à la fois comme catégorie politique et comme sujets autonomes. L’analyse du rôle historique du féminisme dans l’accès à l’égalité juridique des sexes et dans une dynamique de libération/mutation de genre reste à approfondir, de même que ses modes de transmission et d’inscription mémorielle spécifiques (voir axe 1 et axe 2)

La prise en compte des évolutions historiques amène à identifier des moments de rupture, à comprendre comment les évolutions des conceptions du genre s’inscrivent dans des bouleversements sociaux, politiques ou culturels. Les historien-ne-s du genre ont ainsi renouvelé l’approche des grandes inflexions politiques habituellement admises (ainsi de la Révolution française ou de l’après Seconde Guerre mondiale). Conflits armés, révolutions, mutations culturelles, bouleversements sociaux, conquêtes, colonisations et migrations, mondialisation et globalisation sont autant de phénomènes historiques de grande ampleur qui s’accompagnent de renégociations, de réarrangements, de bouleversements et parfois de violences dans le domaine du genre.

Les temporalités, entendues au niveau des individu.e.s, font l’objet de contraintes et de stratégies dont la dimension genrée se manifeste notamment en termes de continuités ou de discontinuités dans les carrières et les formations, de conflictualisation des temps de travail et de non travail, de disponibilité permanente dans le travail domestique ou dans les prises en charge souvent multiples des personnes dépendantes dans la famille, etc. Temps partiel plus ou moins contraint, double tâche, partage du travail domestique, report ou anticipation des projets de vie commune ou de parentalité, sont au centre de nombreuses analyses sociologiques ou psychosociales qui requièrent d’être approfondies et renouvelées en termes de temporalités pour en saisir les évolutions. Certains travaux sociologiques novateurs interrogent également les incidences du féminisme et des transformations de l’accès des femmes à l’éducation et au travail sur les modes de vieillissement au féminin. Plus largement, se pose la question peu explorée des expériences genrées du troisième et du quatrième âge.

5. Genre, production, marché

Le travail représente de longue date un objet central et incontournable des études sur les inégalités de genre. Le champ du marché du travail n’en finit pas de se recomposer, les rapports sociaux de se déplacer et le genre de se faire et de se défaire à travers les enjeux de la division sexuelle du travail ; ces dernières années, l’économie du genre s’est articulée à la problématique, désormais classique en sociologie, genre/travail (cf. les travaux du MAGE)

Le domaine de l’économie du genre regroupe des thèmes comme la division du travail, tant celle du travail marchand que du travail domestique, ou encore celui de la place des femmes sur le marché du travail, de la ségrégation ou de la discrimination. On y trouve aussi les liens entre pouvoir des femmes et développement économique. Ces thèmes peuvent, et seront, bien entendu, abordés également sous l’angle sociologique et historique. Cependant, la spécificité de l’approche méthodologique en économie peut se révéler précieuse lorsqu’elle est appliquée au genre et/ou aux inégalités hommes/femmes. Par exemple, la mesure de la discrimination, qui vise à neutraliser l’effet des différences observées entre hommes et femmes pour mettre en évidence l’écart « inexpliqué » des salaires s’est révélée fondamentale pour dénoncer les injustices faites aux femmes. Elle apporte ainsi une caution scientifique à la mise en œuvre de nouvelles politiques publiques (cf. axe 2). Dans ce domaine, il reste encore beaucoup à faire – et des travaux récents s’y emploient – pour faire apparaître les mécanismes principaux à l’origine du dit « plafond de verre », par exemple, ou encore la façon dont apparaissent et s’amplifient les inégalités de genre au cours des carrières professionnelles : l’économétrie se révèle un outil irremplaçable dans cette optique.

La modélisation théorique de la prise de décision au sein de la famille est un autre exemple de recherches en plein développement. Ses conséquences sont importantes, à la fois en termes de compréhension scientifique et en termes de politiques économiques : les modèles théoriques de négociations familiales, dans lesquels on s’efforce de mesurer, en particulier, le pouvoir de négociation des femmes à l’intérieur du ménage et ses effets en matière d’éducation ou de santé des enfants ont en effet conduit à ré-orienter en faveur des femmes les programmes sociaux dans de nombreux pays en voie de développement. Là encore, ces modèles, en plein essor dans la littérature économique récente, et qui sont appliqués empiriquement à de très nombreux pays à partir de bases de données comparables, devraient permettre de mieux comprendre les ressorts de la division de la consommation et du travail à l’intérieur des ménages.

On pourrait encore citer les recherches en économie du genre portant sur les micro-crédits, ou les choix de fécondité, ou encore les liens entre fécondité et évolution des salaires, ou l’analyse des liens entre divorce et pauvreté. Ces recherches, même si elles s’enrichissent toujours de l’apport de l’interdisciplinarité, ont en commun un certain nombre d’outils et de techniques qui constituent un facteur d’innovation.

Parce que les relais entre ces modélisations théoriques et empiriques et les décideurs publics sont nombreux et forts, il est important que ce type de recherches ne soit pas le monopole de chercheurs plus intéressés par les prouesses techniques que par le contenu et les conséquences des résultats, mais soit au contraire développé largement dans une perspective de genre.

6. Création, arts et littératures

L’histoire littéraire et l’histoire de l’art sont longtemps restées des disciplines patrimoniales, au service d’un récit national transmis par l’institution scolaire. Dans ce contexte, les œuvres de femmes ont été minorisées, ignorées ou oubliées. A partir du début des années quatre-vingt et sous l’impulsion d’une théorie du genre en cours de constitution, les chercheuses et chercheurs américains en histoire de l’art et en littérature ont commencé à interroger le « canon », c’est-à-dire le système de valeurs idéologiques qui a longtemps servi, en occident, à légitimer, au nom de l’esthétique, la non-reconnaissance des femmes artistes et écrivains. De nouveaux chantiers s’ouvrent aujourd’hui dans ce domaine : il ne s’agit plus seulement d’assouplir ou d’élargir le canon, ou encore de proposer une histoire des femmes artistes, mais de se demander en quoi la prise en compte des œuvres de femmes peut modifier les grands récits historiques et renouveler la théorie esthétique, en compliquant la périodisation de l’histoire de l’art ou de l’histoire littéraire, et en remettant en question les catégories esthétiques qui président au regroupement des œuvres et surdéterminent leur lecture et leur réception.

La réévaluation et la relecture des œuvres passent aussi par l’examen de leur langage, plastique ou littéraire. Poursuivant les recherches entamées en France dès le début des années soixante-dix sur la poétique des différences, recherches enrichies à partir des années quatre-vingt-dix par les lectures « queer » de la littérature et de l’art, il s’agira aussi d’élaborer des formes et des protocoles de lecture permettant d’interroger les modes d’inscription de stéréotypes ou de configurations de genre dans les productions artistiques, mais aussi d’en analyser le contournement, la complexification ou la déstabilisation, par le jeu des écritures littéraires ou plastiques.

Dans le domaine des arts, les apports des théories féministes et des études sur le genre ont participé de ce mouvement historiographique de recontextualisation des œuvres, et de prise en compte de leur réception. Rompant avec les approches les plus formalistes et les plus « an-historiques » des productions artistiques, ce mouvement a commencé, dans les années 1960 et dans le monde anglophone, avec l’appropriation par une partie des historien-ne-s des arts, des théories marxistes et structuralistes d’une part, psychanalytiques d’autre part, diversement mises à contribution dans ce qu’on a appelé la « new art history ». Cette histoire des arts renouvelée a ainsi contribué à rappeler que les artistes demeurent des agents sociaux « comme les autres » et que la production artistique est, pour cette raison, une pratique sociale nourries des interactions et des socialisations des artistes, traversée par les rapports de domination (de classe, de race, de sexe…) ainsi que par les discours et les représentations de leur époque.

Ainsi l’histoire sociale des arts telle qu’elle émerge des grilles de questionnement du genre, ne se contente plus d’étudier les œuvres ou les idées comme des entités coupées du monde social. Elle s’intéresse désormais au rôle des institutions, aux trajectoires de celles et ceux (artistes, mais pas uniquement, consacré-e-s ou non) qui font exister les « mondes de l’art », aux configurations des espaces de production artistique quels qu’ils soient (« mondes », « champs », « marchés »…) et à leurs liens avec le politique, aux questions liées à la réception des œuvres, etc. Elle s’intéresse à la manière dont les productions artistiques ont pu être façonnées par l’idéologie, mais également à la manière dont les arts (la musique, l’écriture, la peinture, la sculpture, la broderie, le dessin…) ont pu constituer – ou non, selon les périodes ou les espaces géographiques – des espaces d’émancipation ou des formes d’expression privilégiées pour les femmes, les franges dominées de la société ou les minorités racialisées. Les analyses à l’aune du genre ont ainsi permis non seulement d’appréhender autrement la production des arts, mais aussi de mettre au jour les biais normatifs par lesquels leur histoire est, encore aujourd’hui, écrite et transmise.

7. Sexualités

De nombreux travaux récents portent sur la manière dont les sexualités, dans leur multiplicité, produisent et déstabilisent, configurent ou reconfigurent, font et défont les genres et les identités. La relation entre sexualités et genres, et leur agencement au sein des dispositifs de pouvoir, est l’objet d’enquêtes empiriques, historiques ou littéraires, aussi bien que théoriques et philosophiques. Ils constituent le lieu du déploiement des questionnements spécifiques mis en œuvre par le vaste ensemble des études LGBT, qui se sont constituées comme un champ de recherche autonome et comme un moyen d’interroger et de féconder tous les champs de la recherche au début des années quatre-vingt-dix.

La recherche s’est notamment développée autour des nouvelles formes de familles ou, plus largement, d’arrangements familiaux, affectifs, relationnels, et de parenté. Les possibilités ouvertes par les nouvelles technologies de reproduction ont entraîné une mise en question de l’assignation de la filiation à la différence, biologique ou symbolique, des sexes ou au binarisme sexué. La pluralisation des formes relationnelles et des arrangements familiaux, qui échappe à l’opposition hétéroparenté/ homoparenté conduit à distinguer orientations sexuelles, orientations de genre et modalités de la parenté.

Plusieurs axes de recherche se sont développés dans ce sillage : les études sur le corps, en tant que production sociale et objet du politique ; en tant, aussi, qu’il est l’objet de demandes de lisibilité, que ce soit face à la loi ou dans l’espace public (ce qu’évoque ici tout particulièrement la problématique transgenre).
Les dispositifs discursifs sont également passés au crible de l’analyse, en l’occurrence, la manière dont les catégories discursives tenant aux genres et aux sexualités définissent, assignent, découpent, ordonnent, réglementent, etc., et à ce titre sous-tendent, organisent, voire constituent les institutions qui régissent et perpétuent l’ordre sexuel.

Les recherches qui ont vu le jour dans le cadre d’une articulation genre-sexualités ont également concerné les domaines du droit, c’est-à-dire des rapports entre les innovations sociales, culturelles et les transformations juridiques produites par les mobilisations et les revendications. C’est aussi toute la question de l’éducation qui se trouve posée, que ce soit au niveau d’une réflexion sur les rôles parentaux ou d’une réflexion sur le rôle et les fonctions du système scolaire ; cela, aussi bien à partir d’enquêtes et de recherches empiriques, que d’analyses des discours qui s’affrontent sur la nécessité de garder ou de défendre des « repères », ou d’accompagner, voire de favoriser, les bouleversements en cours.

8. Famille, parenté

Parmi les facteurs qui ont contribué à une vision hiérarchique des rapports sociaux de sexe dans les sociétés occidentales modernes, la petite famille conjugale occupe une place décisive. Considérée par la philosophie des Lumières comme « la première des sociétés et la seule naturelle » (Rousseau), l’entité Père/Mère/Enfant(s) a été perçue comme la « cellule de base » de la société, cependant que la sexualité reproductrice devenait le mode privilégié de passage de la nature à la culture.

Déconstruire cette mythologie et analyser de façon critique les représentations classiques du lien familial suppose d’appréhender la réalité familiale dans toutes ses dimensions en se demandant pourquoi c’est au croisement de l’alliance et de la filiation qu’est venue s’ancrer pendant près de deux siècles la perpétuation d’un principe majeur de hiérarchie des sexes (dans et hors de la famille). Cela suppose aussi de construire des outils d’analyse capables d’appréhender les mutations contemporaines, et la véritable métamorphose en cours des liens (alliance, filiation, germanité) qui se croisent dans la famille et la parenté en général.

Ce n’est que depuis quelques décennies que la sociologie et l’anthropologie de la famille et de la parenté ont placé le genre au centre de leur approche et connu un nouvel essor, analysant des thèmes aussi variés que le quotidien où se tisse la « trame conjugale », le choix du patronyme, les nouveaux modèles de justice dans la transmission des biens et des patrimoines, les modalités familiales de socialisation des garçons et des filles, les modes de partage sexué des tâches domestiques (cf. axe 2), le vécu de la paternité et la maternité dans les configurations familiales contemporaines (séparation, divorce, adoption, recomposition etc), le développement des familles homoparentales, (cf. axe 7) les formes spécifiquement conjugales et familiales de la violence (sexuelle et non sexuelle), ou encore l’étude de l’ensemble des rituels qui révèlent le rôle de la famille dans la construction de l’identité sexuée de l’individu, de la naissance à la mort. La réflexion sur les âges de la vie est également prise en compte de façon croissante dans les études de genre, les inégalités liées à l’âge renforçant et croisant celles de genre.

En intégrant la perspective du genre, les études de parenté ont trouvé un véritable deuxième souffle, dans des travaux qui peuvent toucher aussi bien les formes nouvelles de liens institués de couple que l’étude des formes diverses d’affiliation via le rapport entre filiation, citoyenneté et nationalité, le statut des enfants métis dans l’empire colonial, la « bâtardise » etc. Les métamorphoses de la filiation sont au coeur de études liant les pratiques sociales du corps à celles de l’institution, par exemple dans les cas d’Assistance Médicale à la Procréation (don, gestation pour autrui : voir axe 10).

Enfin, la dimension du genre entraîne un renouveau remarquable du débat théorique sur la parenté en anthropologie ainsi qu’un renouveau de l’ethnographie de terrain liant genre, parenté et rituels dans les sociétés les plus diverses (Amazonie, Papouasie Nouvelle Guinée, Australie, Iles du Sud est indonésien, etc.).

9. Genre, religions et sécularisations

Au sein des configurations politico-religieuses, qu’elles soient conflictuelles ou plus ou moins consensuelles, le genre occupe une place centrale qu’il convient de mieux définir et d’explorer. Le champ du religieux, de la sécularisation (dans ses différentes acceptions) et des laïcités est en effet un des moins travaillés du point du vue des études de genre, malgré son importance dans les configurations socio-politiques contemporaines. Ouvrir ce champ interdisciplinaire est indispensable pour comprendre comment le genre est à la fois le fruit et l’outil de formes de pouvoir et de négociations au sein de contextes politico-religieux très contrastés. Il est un élément structurel des rapports de forces politiques, sociales, religieuses, culturelles, de formes multiples, tout en étant construit dans et par ses rapports. Le genre est un langage d’identification et d’appartenance religieuse dont les acteurs s’emparent. La variable religieuse est l’une de celles qui brouillent les relations entre privé et public, comme le montrent les polémiques autour des signes religieux dans l’espace public ou encore la question des statuts personnels.

Pour aborder ces problématiques, plusieurs terrains sont propices. Les processus législatifs, les débats d’opinion, les revendications politiques sont révélateurs des enjeux politico-religieux de genre et doivent pouvoir éclairer les modalités des tensions entre sociétés, états, autorités religieuses et groupes religieux. La question la plus évidemment présente est celle des droits : les droits des femmes (l’éducation, les droits politiques, les statuts personnels régis encore largement par les normes religieuses), les droits reproductifs (en particulier le droit à l’avortement), les droits sexuels (voir LGBT) la bioéthique.

Le genre au sein des différentes sociétés est un des analyseurs privilégiés pour interroger les liens entre laïcisation (liée à la décision politique et étatique) et la sécularisation en tant que processus plus large de déprise vis-à-vis des normes religieuses au plan culturel, cognitif, social. L’hypothèse de la désécularisation doit être examinée à l’épreuve du genre : qu’est ce que le politique est prêt à abandonner au religieux dans le domaine des « mœurs » et de la régulation sociale ?

La question des normes religieuses, de leurs évolutions et de leurs mutations est à aborder également dans leur cohérence interne (théologique, juridique, symbolique), dans leur visée de gouvernance des corps et des sexualités, dans leur confrontation aux mutations de genre, dans leur capacité d’adaptation (notamment en lien avec des processus de sécularisation interne) ou au contraire dans leurs diverses crispations fondamentalistes.

La question de l’accès des femmes à l’autorité religieuse, celle des relectures théologiques contestataires d’un ordre des sexes et des sexualités inégalitaires doivent également être posées dans ce cadre. Enfin la question des représentations et des imaginaires interagit constamment dans les enjeux de genre politico-religieux. Les héritages religieux, réinvestis, réinventés forgent des imaginaires genrés, encore prégnants dans la sphère politique et modelant le sens commun. Il conviendra aussi de saisir comment les symboliques religieuses, ou héritées de l’univers religieux, du féminin et du masculin sont travaillées par les productions culturelles, littéraires, artistiques, et de comprendre en quoi la désacralisation du corps comme source d’inspiration esthétique révèle des formes de sécularisation.

10. Corps, santé, société

Les thématiques du corps et de la santé sont particulièrement aptes à mettre en évidence la pertinence du concept de genre en tant que principe de division sexuée et processus de sexuation sociale. Plus encore, elles permettent de complexifier l’articulation sexe/genre, les travaux en histoire des sciences et de la médecine montrant que les sexes sont construits par le genre, ce jusque dans leur matérialité. Cet axe s’intéresse à cette dimension « incorporée » du traçage des frontières sexuées, mobilisant notamment les sciences médicales et reproductives. Il englobe également les recherches sur la division sexuelle du soin et des prises en charge, notamment pour les personnes âgées, les approches genrées de l’avancée en âge constituant un autre aspect de « l’emprise du genre ».

L’étude des relations entre sciences, corps, reproduction et santé a joué un rôle essentiel dans l’émergence du concept de genre et reste un enjeu essentiel des recherches dans ce domaine. Il s’agit en effet d’intégrer dans une même démarche un questionnement sur les diverses manières dont les formes de savoir à l’œuvre dans le champ de la santé, les conditions de leur production et de leur utilisation, contribuent à définir les rapports et identités de genre mais aussi, à l’inverse, d’analyser la facon dont les rapports de genre déterminent les cibles et les modalités de l’action médicale ou sanitaire.

Deux thématiques sont, dans cette perspective, particulièrement importantes.

La première est celle de la santé et de la médecine de la reproduction. A cause du rôle qu’ont eu les travaux sur le traitement médical des frontières entre masculin et féminin dans l’émergence de la distinction entre sexe et genre, l’exploration des normes, des pratiques, des formes de régulation (par l’expertise professionnelle, par le droit ou encore par l’économie) de la santé reproductive représente une dimension privilégiée des études de genre. Elle mérite d’être amplifiée à deux titres : d’une part parce que l’ordre reproductif a connu de profonds changements au cours des trois dernières décennies, qui ne se limitent pas aux sociétés industrialisées d’Europe et d’Amérique du Nord ; d’autre part parce qu’en dépit des changements techniques et des nouvelles pratiques, l’encadrement social de la santé reproductive reste un point de passage obligé de la construction des rapports de genre.

Un second thème prioritaire est celui des maladies genrées. Il faut entendre par là tout d’abord le fait que certaines affections relèvent plus spécifiquement du masculin ou du féminin. Les travaux épidémiologiques, historiques et anthroplogiques récents, par exemple sur les cancers dits féminins ou dans le domaine de la santé mentale, leur changement d’incidence et de prise en charge, montrent tout l’intérêt qu’il y a à ne pas considérer cet état de fait comme une simple conséquence de la biologie mais comme un fait social complexe. Une seconde dimension de la maladie genrée qui appelle un véritable effort de recherche est celle des affections liées au travail lesquelles demeurent encore trop peu étudiées. Les risques professionnels doivent en effet s’envisager au regard de la division sexuelle du travail et de l’assignation sexuée des activités (Cf. axe 5).

Il conviendra aussi d’amplifier les travaux sur le vieillissement qui appréhendent l’âge comme une catégorie sexuée. Outre les mécanismes, biologiques et sociaux, amenant à des sex ratio impressionnants aux plus grands âges, les dispositifs mis en œuvre pour leur prise en charge constituent un chantier d’envergure au regard des études de genre (Cf. axe 2, axe 3). Plus généralement, c’est l’ensemble des activités professionnelles et profanes de prise en charge des questions sanitaires, tout autant publiques que privées, dont cet axe doit souligner les enjeux sexués.

La place de plus en plus visible du corps dans la société se traduit enfin par une attention nouvelle portée par les sciences sociales aux activités sportives, lesquelles se sont notablement renouvelées avec la prise en compte du genre. Le sport représente un espace d’activités particulièrement marqué par la sexuation des corps et des gestes. Ces aspects ne sont plus marginaux, et on ne peut désormais nier l’importance des activités corporelles et sportives ludiques dans le monde social. Les études dans le champ du sport se sont dernièrement ouvertes aux problématiques du genre, ouverture qu’il convient de poursuivre.